Sisouan ou lArméno-Cilicie

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  Les personnes qui ont quelque notion de l'histoire d'Arménie connaissent la fin tragique du dernier roi des Bagratides, Kakigh, événement aussi repoussant qu'affreux. Chacun de leur propre côté, les Arméniens et les Grecs, étaient animés d'un esprit de trahison mutuelle qui ne faisait qu'enflammer la haine et les désirs de vengeance. Les Arméniens voulaient une revanche surtout depuis la prise par trahison de la ville d'Ani, leur capitale. La différence de mœurs et surtout de religion augmentait encore ces haines. Ajoutons à cela l'éloignement du pays du centre du gouvernement impérial, et partout la difficulté de réprimer les abus du pouvoir. D'autre part la faiblesse du gouvernement, son impuissance à conserver les provinces soumises qui se trouvaient entre Lycandon et la Cappadoce, tout cela était bien fait pour donner de la hardiesse aux meneurs de la rébellion. Mais comme tous les Arméniens, habitants de ces lieux, n'étaient pas d'accord avec les Bagratides et leurs partisans, ceux-ci comprenant qu'ils n'avaient pas assez de force à opposer à la multitude des Grecs, et se voyant de plus délaissés par leurs compatriotes, se retirèrent dans les forteresses et dans les cavernes des montagnes. De ces refuges, ils cherchaient à infliger des pertes à leurs ennemis ou à se soustraire à leurs poursuites. Après des rencontres partielles et des vengeances particulières, dans le but de venger le meurtre de Kakigh, l'un des plus fidèles partisans de ce dernier, Roupin, abandonnait, l'année 1081 le pays de Zamantie, patrimoine de Kakigh, et se retirait dans une place forte située au sud-ouest de la Phrygie, et devenait le chef de la dynastie arménienne qui prit le nom de Roupinienne, et après un siècle de brigues devint une dynastie royale.

On a des données historiques certaines sur la personne de Roupin depuis son avénenement et sur sa famille jusqu'à la sixième génération; ses descendants s'unirent par des mariages avec les Héthoumiem, qui leur succédèrent sur le trône tout en conservant jusqu'à la fin le nom de Roupiniens, pour les membres de la famille royale. Mais il y a d'épaisses ténèbres sur l'origine de ce personnage, sa manière de gouverner et sur sa capitale. Les historiens en parlent confusément, surtout ceux qui étaient loin du théâtre des événements: ils ont mélangé le certain avec l'incertain, la réalité avec l'invention personnelle.

Beaucoup d'entre eux affirment que Roupin était un intime allié des Bagratides et du dernier roi Kakigh; un autre dit «qu'il était soldat des Bagratides et de la même race que lui»: un troisième dit «qu'il était de la famille royale et parent de Kakigh le Grand»; puis enfin un dernier va jusqu'à affirmer qu'il était «frère de Kakigh». La plus vraisemblable de ces affirmations nous paraît être celle du premier, qui le dit «soldat du Bagratide, lié avec sa famille» et descendant de la maison des Ardzrounis. Cet historien écrivait sous le règne de Léon II, fils de Héthoum, et assure que «notre roi Léon unit en parenté ces deux familles royales» [1] ; et le Docteur Vahram qui se trouvait dans la cour de ce prince, est d'accord avec lui. Cependant d'autres historiens judicieux en parlant de Roupin [2] , le font venir du pays de Sassoun et descendre des anciennes familles Sanassoun et Ardzerouni. De mon côté je crois et je suis persuadé que Roupin, chef des princes de Sissouan, selon les traditions les plus fidèles, était l'allié de Kakigh et qu'avant la mort de ce dernier, il a été reconnu maître de la forteresse de Gossidar, dont l'emplacement exact nous est inconnu, mais qui ne devait pas être loin des possessions de Kakigh, car l'historien dit, que, «Lorsque Roupin apprit la mort de ce dernier, il se transporta avec toute sa famille [3] vers la Phrygie et alla habiter le village de Colomozole (inconnu de nos jours) dans les montagnes, se trouvaient beaucoup d'Arméniens. Roupin le Grand en les appelant tous auprès de lui, se rendit fort par leur adhésion et assura la possession des pays montagneux, en expulsa les Grecs et régna à leur place. Enfin, après avoir vécu une vie pieuse, il mourut dans la paix du Seigneur et fut enseveli dans le couvent de Castalon, laissant pour successeur son fils Constantin».

Selon ce témoignage, Roupin régna d'abord à Gossidar, puis à Colomozole et non pas toujours à Gossidar au dire des autres historiens. Après le meurtre de Kakigh, emmenant avec lui une grande partie de ses hommes, il se rendit maître de la forteresse de Gossidar, il fonda son domaine et l'étendit sur les pays montueux de la Phrygie. Le lieu habité par Roupin I er et Roupin II est donc certainement indiqué, mais ces noms ou leurs places nous ne sont pas bien connus. Nous pouvons cependant indiquer ces lieux comme le pays d'origine de la dynastie de Roupin: mais il n'a jamais subjugué Partzer-perte, et n'a jamais étendu sa domination dans la plaine cilicienne, comme le fait supposer par des exagérations un écrivain qui habitait d'autres pays et était un ami intime de Saint Nersès de Lamproun.

Les chroniqueurs indiquent l'année 1095 comme la dernière du règne de Roupin, c'est-à-dire quinze années après la fin de Kakigh, date à laquelle commence la dynastie des Roupiniens. C'est donc en 1080 que commença le règne des huit Roupiniens, de cinq générations successives, comme on le voit dans le tableau suivant:

1080 Roupin I.

1095 Constantin, fils du précédent.

1100 Thoros I, fils de Constantin.

1129 Léon I, frère de Thoros, jusqu'à 1137.

1145 Thoros II, fils de Léon I.

1169 Meleh, frère de Thoros II

1175 Roupin II, fils de Stéphané, frère de Thoros II

1187 Léon II, frère de Roupin II

1999 Le même nommé Léon I roi 1219.

Comme tous ces personnages étaient d'une même famille, on distinguait en chacun d'eux la même nature, le même caractère impérieux et quelquefois d'une brusquerie qui allait jusqu'au sauvage, par ses efforts pour secouer le joug grec, non content de vivre librement selon les habitudes nationales et religieuses. Quelquefois ils opprimaient aussi les princes qu'ils avaient réduits à l'état de vassaux, leur faisaient souffrir toutes sortes de vexation, ou les expulsaient pour étendre de plus en plus leurs domaines, autant que pouvait se faire selon la configuration du pays, jusqu'au voisinage d'un chef plus fort qu'eux mêmes.

De cette manière nos trois premiers princes réussirent à reculer les frontières de leurs états jusque sur les montagnes et les pays d'alentours. Le quatrième, Léon Ier, voulant s'avancer jusqu'à la plaine, perdit tout.

On aurait pu croire éteinte la flamme de l'indépendance allumée par Roupin; mais les quatre successeurs de Léon, non seulement reconquirent de nouveau les territoires perdus, mais en ajoutèrent des nouveaux, soit du côté des montagnes, soit du côté de la plaine. Par le moyen des armes ou par la ruse, par la force ou par le génie, ils parvinrent à chasser complétement les Grecs, conclurent des traités de paix avec eux, se reconnaissant réciproquement leurs possessions. Enfin, par des mariages ils s'allièrent avec les Latins et arrivèrent à agrandir leur état jusqu'aux bords de la Méditerranée.

De tout ce que nous venons d'exposer jusqu'ici, on voit bien que la domination des conquérants arméniens s'étendait au delà même des confins de la Cilicie proprement dite; et nos historiens nationaux, en nous donnant le récit des faits historiques, sous ce même nom ancien comprennent tous les territoires qui étaient soumis à l'autorité des rois arméniens. Quelquefois cependant, au lieu du nom de Cilicie, on donnait au pays le nom de sa nouvelle capitale. C'est ainsi que le fait notre géographe arménien: «La Cilicie, dit-il, c'est Sis et les provinces qui confinent à l'Asie»; il veut probablement dire à l'Isaurie. Les étrangers, ainsi que les Arabes et les Syriens, donnent aussi quelquefois à la Cilicie le nom de sa capitale. Aboulpharadje dit clairement: «Bilad-el-Sis ou Biladi-Sis». Le catholicos Grégoire Degha, a ajouté à Sis la terminaison ouan, peut-être pour la rime de ses vers, et il a fait Sissouan. C'est ainsi qu'il écrit: «Du mont Taurus, ils entrèrent dans la contrée de Sissouan».

J'ai regardé comme sacré, ce nom de Sissouan, employé par le grand Catholicos, et voilà pourquoi je l'ai placé en tête de cette étude topographique. J'aurais pu employer aussi, celui de Arméno-Cilicie, comme l'ont fait les Grecs ses contemporains «Ά ρμενοχιλίχα ».

Une fois la domination des Arméniens fermement établie sur toute la contrée, les étrangers commencèrent à lui donner le nom d' Arménie ou Pays des Arméniens, indifféremment, (Armenia, Terra Armeniorum), et les Arabes la désignaient sous le nom de «Bilad-el-Armén». A cette époque la Cilicie arménienne, qui avait un seigneur ou roi arménien, était beaucoup plus connue au dehors que la Grande Arménie, qui était aux mains des étrangers. Quelques uns de ceux qui avaient connaissance de ce dernier pays, donnaient à la Cilicie, le nom de « Petite Arménie », ignorant que la « Petite Arménie », proprement dite, est située à droite et à l'ouest de l'Euphrate et au nord de la Cilicie.

Les gouverneurs de la Cilicie Trachée étaient appelés Seigneurs des montagnes. Ainsi l'historien juif Benjamin de Toudel, dans le récit de son voyage en Cilicie, durant le principat de Thoros II, donne à ce dernier le titre de Roi des Montagnes. Les Latins de même emploient les termes « De montanis » pour désigner le chef des Arméniens.

L'historien Bromton dit en parlant de Frédéric Barberousse, qu'il passa au pays de Roupin montagnard, le mot est en français: «in terram Rupini de la Montagne. » Ne laissons pas non plus de côté le témoignage de Bernard de Pietrobourg qui dit: « Rupinus de Monte » et appelle le pays, Terra Boupini de la Montaine. De même Clément III, en 1187 ou 1188, adressa une lettre, «A Léon le Montagnard» comme le traduit Nersès de Lambroun en arménien.

A cette époque, Léon n'avait pas encore été proclamé roi, mais l'aigle de Lambroun avait déjà prévu sa destinée future: «Léon le Baron, dit-il, n'était alors que Seigneur de la Cilicie, de l'Isaurie et des Montagnes». En 1196, il écrit encore: «Léon règne sur les provinces de la Cilicie et de la Syrie... et de la Seconde Cappadoce, dont la capitale est Tiana».

Il est certain que Roupin I er, chef et fondateur de la dynastie des Roupiniens, a subjugué d'abord la région montagneuse qui se trouve du côté de la Phrygie, comme l'écrivent les historiens et comme l'attestent les mémoires contemporains. Willebrand, le savant chanoine allemand, qui avait été l'hôte de Léon et le témoin oculaire de quelques événements de son règne, dit d'une façon très précise, que Léon avant son couronnement s'appelait Seigneur des Montagnes ou des Montagnards: Leo de Montanis; ce ne fut que plus tard qu'il reçut le titre de Roi des Arméniens.

Un autre nom fut encore donné au pays de Sissouan par les Arabes; ils l'appelaient Terre des Passages, à cause des nombreux cols et routes des montagnes.

Ce furent les étrangers qui commencèrent à donner au pays le nom de ses conquérants; les uns disent par exemple: «On a laissé le nom de Cilicie et on appelle la contrée Pays de Thoros». L'historien juif, cité plus haut, écrit qu'il est entré dans la principauté de Thoros, roi des montagnes, et le docteur Vahram signifie la même chose en vers:

Lorsqu'en laissant le nom de Cilicie

On l'a appelée, Terre de Thoros.

Les historiens arabes remplacèrent le nom de Thoros par celui de Léon, le plus célèbre des princes de cette dynastie. La Cilicie se trouve désignée dans leurs écrits sous les noms de Biladi Livoun ou Bilad-iben-Livoun-el Armani. Ce sont les mêmes termes que l'on trouve dans les annales de Matthieu d'Ourha (an 1112). Léon étendit sa domination au delà des frontières de la Cilicie proprement dite. Si ces frontières ne se sont pas maintenues, à l'ouest, jusqu'à Atalia, dans le golfe de Pamphylie, et, au nord-ouest, jusqu'à Héraclée et Tiana, Léon a cependant possédé ces contrées pendant un certain temps. Au nord, il est allé jusqu'à Césarée, et, à l'est, il a conquis les pays de Rhossous et de Baghras, c'est-à-dire toute la région qui borde le golfe d'Ayas, jusqu'aux Montagnes Noires, y comprises, lesquelles s'appelaient alors Monts Amanus. Ces dernières frontières restèrent intactes pendant un demi-siècle, même sous les successeurs de Léon. Mais celles de l'occident et du nord, qui se trouvaient hors des remparts naturels du pays, furent peu à peu occupées par les Turcs et les Karamans. Nous avons déjà cité le passage Benjamin de Toudel, voyageur juif, étend les frontières du pays sous le règne de Thoros II, en commençant de Corycus jusqu'à la ville de Douguia, probablement Antioche. Selon Willebrand qui se trouvait dans la Cilicie l'an 1211, au temps de la puissance de Léon, il fallait deux jours pour traverser en largeur le pays des montagnes, et seize pour le traverser en longueur, probablement de l'est à l'ouest jusqu'aux bords de la mer. Enfin, Pegolotti déclare que, durant la première moitié du XIV e siècle, les frontières du royaume arménien s'étendaient d'Ayas jusqu'à Gobidara, dont la situation reste inconnue.

Les Grecs, de maîtres des Arméniens qu'ils étaient, en devinrent bientôt les sujets, et non seulement eux, mais encore les Turcs et les Arabes. Ces derniers, soit par représailles soit par terreur, furent éloignés du territoire et chassés des forteresses qu'ils occupaient depuis longtemps; les Syriens et les Latins eurent presque le même sort, (le mot latin est pris génériquement pour désigner tous les peuples européens qui participèrent aux croisades et qui s'emparèrent de diverses villes de la Cilicie. ) D'autres peuplades, et surtout les Turcomans vagabonds, sujettes du gouvernement des Roupiniens, n'eurent pas la faculté de rester librement dans le territoire arménien; elles furent ou subjuguées, ou par la loi de féodalité mise en vigueur, tollérées par des traités et par des concessions.

Il paraît que les Roupiniens eurent plus de difficultés à soumettre leurs compatriotes que les étrangers. Les Arméniens, rebelles ou fugitifs, avaient émigré en Cilicie avant la conquête, et les plus nobles d'entre eux, placés par les Byzantins comme surintendants ou gouverneurs des forteresses, jouissaient presque d'une indépendance absolue. Ils opposèrent une résistance acharnée aux Roupiniens; mais ces derniers, Léon le Grand surtout et son partisan le baron Constantin, à force de ruse et d'habileté, parvinrent à les soumettre. En épousant la princesse Zabel, fille du roi Léon I er, Constantin unit les Héthoumiens avec la famille royale. Ils ne formèrent donc plus qu'une seule et forte puissance qui rendit la paix au pays.

L'établissement de la famille des Héthoumiens dans la Cilicie est antérieur à la conquête du pays par Roupin. Son chef Ochine, en sortant des voisinages de Gandzag (Ghendjé), d'un endroit appelé: Les eaux des Forêts ou des Cèdres, vint en Cilicie l'an 1071, avec son frère Halgam, sa mère, et sa famille. Il y trouva Abelgharib Ardzerouni, qui fut plus tard gouverneur de la ville de Tarsus par ordre de l'empereur. Abelgharib était fils de Hassan descendant de Khoul (sourd) Khatchig, l'un des princes de Sénacherib, roi de Vaspouragan, avec lequel il avait émigré vers Sébaste. Il parvint à un tel degré de puissance qu'il devint le gouverneur de presque toute la Cilicie, qu'il avait soustraite aux Turcs.

Ochine, en s'alliant avec celui-ci, hérita de son pouvoir et de ses propres possessions qui s'étendaient sur la ville de Tarsus et les deux forteresses, de Baberon et de Lambroun, les principales du pays; surtout cette dernière, qui résista plus longtemps que toutes les autres au siége du roi Léon, qui employa, pour la soumettre, plus de ruse et de fraude que de fortes attaques.

Halgam, de même que son frère Ochine, fut nommé gouverneur des marches occidentales maritimes, l'on retrouve un siècle après, sous le règne de Léon, un de ses descendants, portant le même nom que lui et gouverneur de la forteresse d'Anamour et d'autres encore.

A ces deux gouverneurs, il faut ajouter aussi le prince Bazouni qui régnait dans une autre région de la Cilicie montueuse. Quelques historiens [4] l'ont cru frère d'Ochine et de Halgam; les premiers chroniqueurs n'indiquent ni son origine ni l'étendue de son territoire. Matthieu d'Edesse dit seulement: «Les princes qui régnaient sur les Montagnes Taurus étaient, Constantin fils de Roupin, les princes Bazouni et Ochine. Ces princes envoyèrent des vivres nécessaires à l'armée de la première Croisade».

Il y avait encore une puissante famille appelée Nathanaël, mais le lieu de son origine et l'époque de son arrivée dans le pays, nous sont également inconnus. La forteresse d'Ascourse était en son pouvoir et son territoire s'étendait jusqu'à celui de Héthoum. La renommée du général Khatchadour, (qui peut être était parent d'Abelgharib), devança son arrivée dans ce pays; il était prince d'Antioche de Cracca, ville de l'Isaurie, ou de la Cilicie pierreuse, des Arméniens habitaient depuis des temps très reculés. Sous le gouvernement de Khatchadour en 1069, les Turcs envahirent le pays d'Iconium et s'avancèrent jusqu'en Cilicie; mais les Arméniens en leur dressant des embûches et des surprises, dans les passages des monts de Séleucie, les battirent, les dispersèrent et s'emparèrent de leur immense butin. Les mêmes faits se renouvelèrent sous le règne de son frère Thoros. Ce prince donna en mariage sa fille Arta à Baudouin, frère de Godefroy, chef de la I re Croisade, lui promettant pour la dot de sa fille 60, 000 pièces d'or [5] , dont 17, 000 furent payées lors de la célébration du mariage. Baudouin étant élu roi de Jérusalem, sa femme, jadis princesse montagnarde, fut élevée jusqu'aux fastes du trône. Ce prince, quelques années après, répudia lâchement sa malheureuse femme; mais, pressé par la crainte et l'approche de la mort, il se repentit, la rappela et renvoya son amante. Ainsi dès leur arrivée en Orient, les Occidentaux entrèrent en relations avec les Arméniens et ils ne tardèrent pas à se rendre réciproquement sympathiques. Les bouillants et preux chevaliers croisés s'unissaient aux belles Arméniennes et contractaient par le mariage des alliances étroites [6] . Lorsque ces princes arméniens eurent obtenu la couronne royale, ils invitèrent les filles princières d'occident à s'unir aux grands du pays. L'union du sang de deux souches de Japhet produisit le caractère et les mœurs semi-latins des Arméniens de Cilicie, qui se familiarisèrent avec les lois et les coutumes occidentales, comme au reste chacun le sait Il ne faudrait pas croire cependant que, si les mœurs des Occidentaux se propageaient dans la société arménienne, les habitudes et les traditions nationales fussent par contre oubliées et délaissées. Comme preuve de cette dernière assertion, je trouve que des enfants, fidèles à la nationalité de leur mère, prirent en tout les habitudes maternelles et s'appelèrent Léon, Héthoum, Thoros, etc. Même les coutumes orientales furent introduites en Europe. Les enfants d'un père latin étaient nourris dans le palais maternel, y croissaient, et parvenaient ainsi aux dignités souveraines. La langue parlée des Occidentaux était comprise et parlée par les Arméniens, de même, mais plus rarement, la langue arménienne était parlée par les croisés. Cette familiarité avec les langues et les coutumes du pays, rendit l'accès du trône facile aux Lusignans, vers la moitié du XIV e siècle. Ces princes étaient arméniens par leur mère et successeurs présomptifs du trône. Nous en parlerons plus longuement dans la suite.

Tandis que les Arméniens témoignient aux Latins leur estime et leur affection, se présentaient à eux avec des cadeaux, leur ouvraient les portes de leurs forteresses et de leurs châteaux; ces derniers étaient loin de répondre à leurs gentillesses. La froideur entre ces grands se changea en mépris lorsque ceux-ci enlevèrent aux Musulmans la ville d'Antioche et les côtes de la Syrie. Les Latins, fiers des succès qui leur assuraient la paix du côté du dehors, méprisèrent la valeur arménienne, et profitant de leur force supérieure, ils chassèrent les Arméniens des villes et des forteresses dans lesquelles ils commandaient, et les dépouillèrent de leurs richesses. La dévastation s'étendit au delà même des confins de la Cilicie, jusqu'aux bords du fleuve Euphrate, rendant ainsi au désespoir ceux auxquels ils devaient de la reconnaissance. Constantin et le valeureux Vassil le Voleur, dans la crainte d'avoir à subir le même sort, vinrent protéger les Arméniens: mais ce fut peine perdue; les Croisés s'enfermèrent dans leurs places inexpugnables qui rendaient inutiles les efforts des empereurs mêmes. Constantin mourut en paix, plein de gloire, loué et pleuré de tous [7] . Sa mort avait été, dit-on, présagée quelque temps auparavant par la chute de la foudre qui tomba sur sa demeure, ainsi que le rapportent religieusement quelques historiens [8] .

Thoros I er, (1100-1129), fils et successeur de Constantin, hérita du trône, du courage et de la sagacité de son père. Ce prince fut honoré par les Grecs qui l'appelèrent Protosebastos, d'après le témoignagne de Matthieu d'Edesse. Cette dignité était le plus grand honneur auquel un homme pût songer à la cour de Byzance. Je ne sais ni à quelle époque ni pour quels motifs ce titre lui fut décerné; mais son principal mérite est d'avoir vengé dans le sang des Grecs, le meurtre de Kakigh. Au moyen de ruses et d'embuscades il se saisit des Mantaléens et de leur forteresse de Guentrosgave, la rasa complètement, en fit esclaves tous les habitants qu'il obligea à venir s'établir sur les bords du fleuve Paradis dans la Cracca Intérieure. Ensuite il les dépouilla de tous leurs trésors cachés, parmi lesquels se trouvait l'épée du dernier roi des Bagratides. De nos jours encore existe un village du nom de Paradis situé aux frontières de la Phrygie et de la Galatie, C'est que le géographe Ramsay trouva en 1872, sur une pierre de délimitation, l'inscription suivante: Finis Cæsaris.

Ceux qui voudraient s'informer davantage sur ces faits et connaître mieux les circonstances de cette lutte, pourront lire l'ouvrage de Matthieu d'Edesse ont puisé d'autres historiens [9] .

A l'arrivée des Croisés (1101), Thoros se hâta de descendre des montagnes à la tête de nombreuses troupes, et alla offrir ses services au brave Tancrède, qui tenait en son pouvoir les villes de la plaine; puis en 1103, il rendit inutiles les efforts du général Boutoumite envoyé par Alexis Comnène, qui, ne pouvant nuire aux montagnards, alla s'emparer de Marache. L'année suivante, lorsque le prince d'Antioche et Josselin se rendirent maîtres de cette ville [10] , Thoros acheta du gouverneur général une précieuse image de la Sainte Vierge qui y était fort honorée.

Il faut supposer qu'il y avait deux de ces images de la Vierge, car Thoros en aurait trouvé une dans les trésors des Mantaléens, qu'il plaça ensuite dans Anazarbe, deuxième ville de la Cilicie, comme gage de son triomphe et comme Protectrice de son trône et de sa maison. Après avoir défendu son pays du côté des montagnes, il descendit dans la plaine, et s'y installa définitivement en maître, en chassant les Grecs qui la possédaient. Il plaça alors l'image de la Vierge dans le château d'Anazarbe, il construisit une chapelle dans laquelle il plaça solennellement ce tableau: comme cela se trouve dans l'inscription de la chapelle, ainsi que le rapporte l'historien. Maintenant tout est en ruines, il ne reste plus que quelques lignes de l'inscription; mais cela suffit pour attester la piété et la bravoure de Thoros. L'église fut intitulée du nom des Saints Généraux martyrs.

La piété et la probité de Thoros lui avaient attiré l'estime et la vénération de son entourage. Non seulement il bâtit un grand nombre d'églises et de monastères qu'il dota généreusement, mais encore il jeta les fondements de nombreux hospices qui devaient servir d'abri à tous les nécessiteux sans distinction de nationalité. «De cette manière il se fit aimer et respecter et se rendit célèbre parmi toutes les nations limitrophes, qui, laissant de côté le mot Cilicie, donnèrent à la contrée le nom de Pays de Thoros ». Un de ces monastères porte le nom de Machghévor, mais le plus célèbre est le monastère de Trazargue Thoros fut enseveli, après l'inhumation du moine docteur Méghrig, son premier précepteur. Tous les princes du sang après lui furent inhumés dans cette enceinte consacrée. Ce fut donc ce prince qui, le premier, fonda le royaume de Sissouan et bâtit un cimetière pour ses rois. Ses descendants qui s'étaient même dispersés dans les villes de la plaine, s'appelaient encore les Montagnards ou Princes des Montagnes. Il plaça en eux toute sa confiance; ce qui fut comme la base de son royaume naissant, se contentant en même temps des frontières qu'il possédait. Ainsi il laissa libre le brave Tancrède, de marcher contre les armées impériales, qu'il battit en diverses rencontres et s'empara de Tarsus et de plusieurs autres villes. Il chassa l'un après l'autre les généraux impériaux, au nombre desquels se trouvait un certain prince Arsacide, noble chevalier, qui avait montré beaucoup de bravoure, avec Alexis, contre Robert Guiscard l'Avisé, sur les côtes d'Italie et de Grèce. Alexis fut obligé par traité d'abandonner au prince d'Antioche, la partie orientale de la Cilicie, les Montagnes Noires et leurs alentours, citées textuellement dans le traité de cession, à l'exception du territoire que tenaient les princes arméniens Thoros et Léon. Cette partialité pour ces derniers est expliquée par les bonnes relations de l'Empereur avec les petits-fils de Roupin, comme avec les Hé-thoumiens et les Asgouraciens. Il était nécessaire à Thoros de s'attirer les bonnes grâces de l'empereur, car il était en lutte continuelle avec les Turcs et les Perses qui avaient deux ou trois fois infesté les territoires d'Anazarbe. En 1107, ils envahirent le pays pour la première fois en passant par les forteresses du Taurus; mais lorqu'ils eurent outrepassé les limites des possessions de Vassil le Voleur, ils furent terriblement battus par ce dernier. Il est probable que Thoros les ait poursuivis par derrière.

Quelques années après, ils firent une nouvelle incursion dans le territoire d'Anazarbe, ravageant et pillant tout. Comme leur armée était très nombreuse, Thoros n'osa pas leur livrer bataille, et ils purent s'en retourner impunément dans leur pays avec un grand butin.

Trois années après cette razzia, les Turcs dévastèrent de nouveau les frontières du royaume des Roupiniens. Deux princes associés à cette famille, Tigrane et Ablassath, qui étaient du nombre des hommes de Vassil le Voleur, tombèrent dans une bataille. La coopération de Thoros à cette dernière lutte n'est pas mentionnée dans les chroniques.

Une année plus tard (1114), un grand tremblement de terre ravagea la Cilicie, dans la direction du nord-est. La ville de Sis, qui devait devenir peu après la capitale du royaume des Roupiniens, fut à moitié détruite.

On cite encore un autre trait de la vie de Thoros, qui se rapporte à cette époque; mais il faudrait en connaître les causes pour le juger justement. Le fils de Vassil le Voleur, qui portait le nom de son père, était venu auprès de Léon, frère de Thoros, pour épouser leur sœur. Thoros se saisit du jeune prince et le remit dans les mains de Baudouin, comte d'Edesse. Celui-ci avait attaqué plusieurs fois le jeune Vassil, mais en avait toujours été repoussé. Mais après cette trahison, il put s'emparer de tout son territoire et renvoya le brave jeune homme les mains vides. Ce dernier après être resté quelque temps chez son beau-frère Léon, partit pour Constantinople.

Thoros reçut chez lui l'année suivante Abelgharib, prince de la ville de Bir, fils de Vassag le Bahlave, qui, attaqué par Baudouin, avait lui abandonner sa capitale et toute sa province [11] . Ce même Baudouin agit de la sorte envers les princes de la vallée de l'Euphrate; il sema le désaccord parmi eux. Matthieu d'Edesse en racontant toutes ses perfidies, l'appelle, ainsi que son peuple: «Ingrat à tous les bienfaits. »

La maison des Roupiniens devint ainsi de plus en plus puissante et influente, grâce à la finesse et à la politique de Thoros. Son frère cadet, Léon, qui lui succéda, eut tout autant de courage et de bravoure que lui, mais fut loin de l'égaler dans son habileté politique. Thoros avait eu un fils, appelé Constantin, qui devait lui succéder, mais il fut empoisonné avant la mort de son père. Les historiens ne font que citer ce fait, sans en donner la date, ni aucun détail. Léon, au reste, du vivant de son frère, avait eu la juridiction d'une partie du territoire, du côté oriental, probablement de la partie qui se trouvait entre les possessions des princes de Marache et d'Antioche. Il avait montré beaucoup de courage dans la guerre, soit qu'il eût à combattre pour son propre compte, soit qu'il le fît pour ses alliés, les Latins. Il s'était distingué aussi dans la campagne qu'il avait entreprise en 1112 pour aider Roger, prince d'Antioche, à envahir la ville d'Azaz, alors au pouvoir de l'émir d'Alep. Il fut placé à la tête de la troupe arménienne, et parvint à refouler l'émir dans la ville. Il repoussa toutes les sorties des assiégés et les força bientôt à capituler, moyennant certaines conditions. Non seulement Léon eut la gloire d'avoir pris la ville, mais il sut la garder en son pouvoir [12] .

L'historien Vahram, après avoir raconté ce siége, ajoute: «La nation persane fut dans l'admiration; mais le Turc trembla et le nomma (Léon) nouvel Astiage» [13] .

Une fois appelé à gouverner les domaines de ses pères, Léon s'élança dans la vaste plaine cilicienne, disent les historiens grecs, comme un lion féroce qui sort de son antre. Il frappait à gauche, à droite, combattant tour à tour les Turcs, les Latins et les Grecs; leur ravissant leurs richesses et leur territoire. Cependant il lui arriva bien aussi quelquefois d'être battu par eux et de devoir leur céder même une partie de son héritage paternel. Au commencement, comme nous l'avons déjà dit plus haut, il fut l'allié des Grecs; et même, il fut en si bons rapports avec eux qu'il donna sa fille en mariage à Isaac, frère [14] de l'empereur Alexis; comme dot, il lui céda les villes de Messis et d'Adana. Mais des difficultés ayant surgi entre eux, Isaac fit alliance avec le sultan Maksoud. Léon, irrité, attaqua alors les Grecs, s'empara des villes de Maméstie et de Tarsus, la capitale. Il arriva même tout près des rives de la Méditerranée. C'est alors, qu'ayant eu un différent avec le jeune prince d'Antioche, Bohémond II, il s'allia avec Zanghi, l'émir féroce d'Alep. Non seulement Bohémond fut complètement battu, mais il perdit encore la vie dans la bataille.

Avant ou après cette dernière guerre il paraît que Léon attaqua les Turcs du nord; en revanche, le puissant émir Danichmand-el-Ghazi II (1131) s'avança vers les terres de Léon. Celui-ci lui promit de ne plus sortir de son propre domaine et le Turc se retira. Mais Léon foulant aux pieds sa promesse, les attaqua une seconde fois. Peu après, il parvint à enlever aux Grecs le reste de leurs possessions et leurs places fortes, en Cilicie.

En 1136, il réussit à s'emparer de la fameuse forteresse de Sarvanti-kar, qui appartenait aux Latins; de leur colère contre Léon. Les Antiochéens, s'allièrent avec le roi de Jérusalem contre lui. Léon leur répondit par un traité avec son neveu Josselin II, comte d'Edesse. Ce fut le point de départ d'une guerre acharnée qui troubla la paix des chrétiens et causa beaucoup de ravages. Un grand nombre des esclaves furent emmenés des deux côtés.

La paix était à peine conclue que déjà Léon s'engageait dans une autre guerre contre Baudouin, maître de la ville de Marache. Il est difficile de dire qui fut vainqueur: l'historien royal et Sempad, les seuls qui mentionnent cette rencontre, n'étant pas d'accord. L'un dit que Baudouin fit subir de grandes pertes à Léon, l'autre affirme le contraire; peut-être cette contradiction est-elle la faute d'un copiste. Toutefois ce qu'il y a de certain, c'est que même dans le cas d'une défaite pour Léon, il resta libre. Trois mois après, il fut attaqué frauduleusement par le prince d'Antioche qui parvint à s'emparer par ruse de sa personne; mais la lutte entre les deux princes ne dura pas longtemps. Ayant ouï dire que les Grecs devaient les attaquer tous deux, le prince d'Antioche jugea plus utile pour lui de rendre la liberté à son prisonnier et de conclure avec lui une alliance défensive. Mais de peur d'être trahi par Léon, il prit quelques uns de ses enfants en otage, garda la ville de Sarvanti-kar, celles de Messis et d'Adana et exigea en plus une rançon de 60, 000 piastres pour la personne du prince arménien qui fut ainsi libéré après deux mois de captivité.

Léon accepta ces conditions, gardant l'espoir de reconquérir un jour tout le territoire fertile qui formait la frontière orientale de ses états. En attendant une occasion favorable de revanche, il tourna ses armes du côté occidental, pénétra dans la Cilicie Pierreuse et vint même en assiéger la capitale, la grande et forte Séleucie.

A cette époque la dynastie des Comnènes occupait le trône de Byzance. Ils n'étaient irréprochables ni dans leur caractère ni dans leur conduite: mais ils avaient un esprit très vif et surtout une grande ardeur pour la défense et la conservation des territoires, que leur avaient laissés leurs prédécesseurs. L'empereur régnant était Jean. Il nourrissait contre le prince d'Antioche et contre les Arméniens une profonde inimitié; car il se regardait comme le maître légitime des terres qu'ils avaient envahies. Une fois la paix établie à l'intérieur de son empire, il rassembla une forte armée, arma une flotte et vint débarquer en Cilicie. Léon, dès qu'il en fut averti, leva le siége de Séleucie et s'empressa de fortifier sa résidence et ses forteresses.

L'empereur de son côté s'avançait rapidement vers le cœur de la Cilicie. Les villes de Tarsus, Messis et Adana, alors sous la domination des Antiochéens, capitulèrent devant l'empereur et lui livrèrent lâchement leurs défenseurs. Mais la capitale de Léon, Anazarbe, bien fortifiée et bien défendue, lui opposa une grande résistance. L'empereur tenta de s'en emparer par ruse. Il envoya devant son armée, ses alliés turcs, pensant que les Arméniens épargneraient leurs anciens alliés. Mais les assiégés faisant une sortie, tombèrent sur cette avant-garde et la forcèrent de se replier, après lui avoir infligé de grandes pertes. Les Grecs accoururent au secours des Turcs et les Arméniens furent obligés de rentrer dans la ville. Les Grecs s'occupèrent activement des travaux du siège. Ils formèrent des bastions, amenèrent des béliers et des balistes; mais, malgré tous leurs efforts, ils ne purent causer aux assiégés autant de pertes et de dégâts que ceux-ci leur en faisaient subir. Leurs balistes étant plus puissantes, ces derniers lançaient des pierres massives qui brisaient les béliers des ennemis et écrasaient leurs soldats, ou bien encore, au moyen de lances ardentes, ils faisaient éclater des incendies dans leur camp.

Pendant qu'une moitié des assiégés était ainsi occupée, l'autre faisait de vigoureuses sorties. Ils s'élançaient hors de la ville en poussant de grands cris, renversaient et massacraient tout ce qui leur opposait quelque résistance et, mettant le feu aux machines, les réduisaient en cendres. Les Grecs souffraient beaucoup; un grand nombre des leurs avaient été massacrés; mais ce qui les exaspérait le plus, c'étaient les injures et les sarcasmes des assiégés. Cela les excitait à outrance et enflammait en eux le désir de la vengeance. Leurs machines étant pour la plupart hors d'usage, ils cessèrent les assauts pendant quelques jours.

Ils fabriquèrent alors de nouveaux engins de guerre et les recouvrirent d'argile, trempée d'eau, afin de rendre inutile les lances ardentes. Quoique ces dernières ne fussent pas l'obstacle le plus terrible et que les sorties réitérées des assiégés fussent beaucoup plus à craindre, les Grecs parvinrent cependant à ruiner, à coups de bélier, une partie des murailles; mais quelle ne fut pas leur surprise de rencontrer une seconde muraille interne mieux munie et mieux défendue encore que la première. Les Arméniens se défendirent avec acharnement; ils infligèrent de grandes pertes aux assiégeants. Mais ils durent enfin céder sous le nombre et furent forcés de se rendre. L'empereur se montra généreux envers des ennemis si braves. Non seulement il leur accorda la vie sauve, mais il leur laissa encore tous leurs biens. Il se montra beaucoup plus sévère pour la place forte de Vahgah, dernier abri de Léon et dernier refuge de la maison des Roupiniens. Irrité de la résistance que lui opposaient les défenseurs de cette forteresse, l'empereur fit serment de ne pas partir avant de l'avoir conquise, d'y rester plusieurs hivers s'il le fallait, et même jusqu'à sa mort. Il leur fit savoir qu'en cas de soumission volontaire, il les épargnerait, si non, ils seraient tous massacrés.

Les assiégés refusèrent de capituler, préférant mourir plutôt que de rendre une place forte presqu'inexpugnable. Ils s'encouragèrent les uns les autres et se préparèrent à résister. L'un des plus ardents était un chevalier du nom de Constantin: il était d'une taille de géant. Souvent il montait sur une tour bâtie sur un rocher à pic, et de il insultait l'empereur et son armée et invitait les ennemis à un combat singulier. On lui envoya un soldat macédonien, appelé Eustrate, armé d'une longue épée, et d'un épais bouclier. Celui-ci attendit au pied de la muraille. Dès que Constantin l'aperçut, il descendit du rempart avec mépris et s'avança vers lui, comme un nouveau Goliath. Le combat commença; Constantin frappait de grands coups; son adversaire les parait courageusement et se couvrait habilement de son grand bouclier. Encouragé par les applaudissements des siens, il essaya à plusieurs reprises de porter un coup d'épée au géant. Enfin il parvint à fendre son bouclier, et pendant que les Grecs annonçaient leur victoire par des cris de joie, Constantin tourna le dos, s'enfuit dans la forteresse et ne reparut plus. Les assiégés indignés de la lâcheté de celui qui était regardé comme l'un des plus braves de leurs chefs, le livrèrent à l'ennemi et entrèrent en négociations pour capituler. Constantin fut chargé de chaînes et envoyé à Constantinople; mais délivré, une nuit, par ses serviteurs, il attaqua ses gardiens, les tua et parvint à s'enfuir; cependant il fut repris et livré de nouveau à d'autres gardiens.

Léon, de son côté, se retirait à pas lents au milieu des montagnes; protégé par le terrain, il put soutenir la lutte assez longtemps. Enfin, assiégé dans un défilé très étroit, après avoir consommé toutes ses provisions, il fut obligé, bon gré mal gré, de se rendre et de se livrer à l'ennemi avec sa femme et trois de ses fils: Thoros, Roupin et Stéphané. Le quatrième, Meléh, se trouvait alors chez Josselin. En voyant enfin son implacable ennemi en son pouvoir, l'empereur ressentit une joie indicible. Il le fit charger de chaînes et l'envoya avec sa famille à Constantinople. Parmi le butin qui accompagnait ce convoi, se trouvait la célèbre image de la Vierge, dont nous avons déjà parlé [15] . Léon fut tout d'abord emprisonné; mais au bout d'une année, on lui laissa un peu plus de liberté et on finit par lui permettre d'entrer au palais, il mangea de fois à autre avec l'empereur. Mais le jeune prince Roupin, son fils, ne tarda pas à avoir des envieux et à tomber victime de leurs calomnies. Accusé par eux auprès de l'empereur, celui-ci lui fit crever les yeux et le malheureux prince succomba aux douleurs (1139). L'empereur alors craignant la vengeance de Léon, l'emprisonna de nouveau. Tout cela accabla si tristement le cœur de ce lion captif, qu'il mourut peu de temps après. Il aurait prédit, à ce que l'on raconte, que Thoros, son fils, réussirait à s'échapper, à reconquérir plus tard la Cilicie et à étendre sa domination non seulement du côté de la plaine, mais encore de la mer [16] . La vie de Léon avait été courte; mais sa réputation fut si grande, que les Turcs donnèrent au territoire sur lequel il avait régné, le nom de «Pays de Léon».

La Cilicie resta durant sept années sans prince indigène. L'empereur Jean, dispersa toute l'armée arménienne et envoya 12, 000 soldats grecs pour garder les villes et les places importantes. Il avait l'intention de faire un royaume de la Cilicie, de la Pamphylie et de l'Isaurie, d'y ajouter même Antioche et de placer sur ce trône son fils cadet Manuel. Après la mort de Léon il fit un voyage en Cilicie (1142) en compagnie de ce jeune prince. Il y revint encore l'année suivante (1143). Comme il chassait aux environs d'Anazarbe, il fut blessé par une flèche empoisonnée et mourut en désignant son fils Manuel pour son successeur. Ce dernier, après avoir repris aux Turcs quelques forteresses et y avoir placé des garnisons grecques, s'en revint à Constantinople avec les restes de son père.

Il avait à peine quitté la Cilicie, que Bohémond, prince d'Antioche, envahissait déjà le territoire qui avoisine cette ville. Les places les plus fortes, dans les montagnes: Vahga, Gaban et d'autres, étaient déjà depuis une ou deux années, occupées par l'émir Mélik- Ahmad-Danicheman [17] (1138-1139).

Après avoir cessé d'exister pendant sept années sous l'autorité des princes Roupiniens [18] , la Cilicie se releva de ses ruines et bientôt une ère de liberté nouvelle et plus belle que jamais brilla pour ce pays. Un des survivants des prisonniers de Constantinople, le fils aîné de Léon, Thoros II, fut tiré de prison par l'empereur, touché de compassion par les malheurs de cette famille et aussi gagné par les grâces du jeune prince. C'était, paraît-il, un fort beau jeune homme, plein d'ardeur, mais modeste, poli et très instruit. Il était très versé dans la connaissance des livres saints et fort habile dans l'interprétation des textes difficiles, chose que nos historiens considèrent comme le signe d'un esprit prophétique. Les traits de son visage étaient aussi pleins d'élégance et d'attrait, bien qu'il fût «d'un teint brunâtre et qu'il eût un menton un peu long; sa figure était belle et imposante, ses cheveux frisés, et plein de grâce». Ce portrait cité par l'historien de la famille royale est assurément celui d'un témoin oculaire. Quoi qu'il en soit, les œuvres accomplies plus tard par le jeune prince, attestent bien qu'au courage de son père, il unissait la prudence de son oncle, dont il portait le nom; et ces deux qualités se trouvaient en lui dans une plus grande mesure encore que chez ses prédécesseurs. C'est pourquoi, il est regardé comme le second fondateur de la maison des Roupiniens. Il surpassa tous les autres princes de cette famille, à l'exception du roi Léon I er.

Les événements remarquables du règne de Thoros sont nombreux et variés: on pourrait même en faire un roman. Mais la mesure de notre travail ne nous permet pas d'entrer dans des détails trop minutieux.

Il existe plusieurs traditions variées au sujet de la mise en liberté du jeune prince, et les historiens se trouvent assez embarrassés à ce sujet. Quelques-uns croient qu'il revint dans sa patrie, deux ou trois années après le retour de l'empereur Jean à Constantinople: d'autres affirment, et il paraît plus vraisemblable, qu'il parvint à plaire à une princesse byzantine, et aurait ainsi obtenu sa liberté et plus tard celle de sa patrie. Cette princesse lui aurait fourni en outre des provisions pour son voyage, et même une lettre déclarant son authenticité. Thoros s'enfuit secrètement, s'embarqua pour Chypre, et après des efforts sans nombre put débarquer enfin sur les rives de sa patrie.

Il se fit connaître tout d'abord à un prêtre, et par son intermédiaire, à un évêque syrien, du nom d'Athanase. Celui-ci se conduisit à l'égard du prince, comme s'il eût été arménien: il lui céda même son cheval, et lui donna douze hommes pour l'escorter. Thoros se mit en route et vit bientôt le nombre de ses compagnons augmenter rapidement; beaucoup de ses partisans l'ayant reconnu, vinrent en effet se joindre à son escorte. Le jeune prince de son côté, tantôt se faisait connaître, tantôt gardait l'incognito. Avec une grande habileté, doublée d'une grande prudence, il parvint à gagner à sa cause les plus habiles parmi les prêtres et les laïcs. Avec l'aide de Dieu, il ne devait pas tarder à reconquérir le royaume de ses ancêtres, «au sein duquel, disent les historiens, il ressentit un grand attrait pour les montagnes de ses pères et un grand désir de revoir le lieu de sa naissance. » Il commença par arracher des mains de l'étranger la forteresse inexpugnable de Vahga, après quoi, il reconquit l'une après l'autre les places fortes de Hamouda, Simanaglas, Ariudz-pérte et plusieurs provinces.

Les montagnards arméniens du Taurus, qui étaient restés dans le pays, l'aidèrent beaucoup, comme nous l'apprend un mémorial, dans lequel nous trouvons en outre que la prise de Vahga lui assura la domination sur toute la Phrygie et que peu après il était maître d'Anazarbe et de toute la plaine. Ayant été informés de ces événements, ses deux frères, Stéphané et Meléh, qui se trouvaient auprès de Nouréddin, vinrent se joindre à lui. C'étaient, deux vaillants guerriers; peut-être égalaient-ils leur frère aîné en bravoure, mais ils étaient loin d'avoir autant de prudence; s'ils lui rendirent plusieurs fois des services importants, ils furent aussi quelquefois un obstacle à ses plans.

Dès que Thoros se vit solidement établi sur le trône, il pensa à mettre en ordre les affaires de sa maison par le mariage (1149-1150). Dans ce but il se rendit, dit-on, à Raban, pour demander à Josselin II, son parent, la main de sa fille [19] . Il n'avait avec lui que douze cavaliers et un petit nombre de soldats; il fut attaqué en chemin par les Turcs. Il parvint cependant à les battre complètement et arriva à destination sain et sauf [20] .

Après son mariage, il recommença ses conquêtes. Il prit d'abord le bourg Til-Hamdoun, qui était près d'Anazarbe, sa résidence; puis, en 1157, il reconquit Messis, et s'empara même de son gouverneur, le duc grec Thomas. Lorsque l'empereur Manuel apprit ces faits, il était occupé à d'autres guerres: ne voulant pas laisser perdre un pays qui avait coûté tant de sacrifices à son père, et à la conquête duquel il avait lui-même coopéré, il envoya son cousin Andronic contre Thoros. Andronic était un prince de mœurs plus ou moins dissolues, méchant et dangereux. Quelques seigneurs arméniens les princes de la Cilicie occidentale s'unirent à lui, c'étaient sujets des Grecs, les Héthoumiens, et les Natanaëls, maîtres des forteresses de Babéron et de Partzer-pérte. Devenu plus fort par leur assistance, Andronic, avec douze mille soldats, vint assiéger Thoros dans Maméstia. Plein d'orgueil et de présomption, le général grec envoyait des messages pleins de sarcasmes à Thoros, l'invitant à se rendre et à subir le même sort que son père infortuné.

Mais Thoros n'attendait qu'une occasion favorable pour faire une sortie. Profitant d'une nuit pluvieuse et troublée par la tempête, il sortit soudain de la ville et fondit, au milieu des ténèbres, sur le camp des Grecs. Ceux-ci furent battus complètement; quelques-uns s'enfuirent, le plus grand nombre furent faits prisonniers. Thoros renvoya le bas peuple après leur avoir enlevé leurs armes, et garda les chevaliers et les nobles. Parmi ceux-ci se trouvaient: Ochine, gouverneur de Lambroun et père de saint Nersès; Basile, gouverneur de Partzer-pérte, et Tigran, gouverneur de Pragana. Sempad, gouverneur de Babéron, frère d'Ochine (et aïeul du père du roi Constantin), mourut dans le combat qui s'engagea devant la porte de la ville.

Ochine promit pour sa rançon 40, 000 piastres: la moitié fut payée comptant; comme garantie pour le reste, il laissa en otage son jeune fils Héthoum. Ce jeune prince sut gagner les bonnes grâces de Thoros qui lui donna sa fille en mariage et renonça aux 20, 000 piastres que lui devait Ochine. Tous les autres princes arméniens imitèrent Ochine, et moyennant une rançon plus ou moins forte, purent recouvrer promptement leur liberté. Les Grecs pensèrent pouvoir y réussir tout aussi facilement; ils prièrent Thoros de fixer le prix de leur rançon selon leur mérite. Mais celui-là leur répondit avec ironie: «Pensez-vous que si vous aviez du mérite, je vous eusse attrapés?» Les Grecs se montrèrent vivement offensés de ces paroles; ils n'en payèrent pas moins une forte rançon. Dès que Thoros eut reçu cet argent, il le distribua à ses soldats, sous les yeux des Grecs, en disant, qu'il agissait ainsi afin que ceux-là «missent plus d'ardeur encore à les rattraper, si jamais l'occasion s'en présentait une seconde fois».

L'empereur voyant qu'il n'était pas si facile de vaincre Thoros, ne pouvant marcher contre lui en personne et n'ayant pas assez de confiance dans les siens, excita contre le jeune prince arménien le sultan d'Iconie, Maksoud, prince renommé pour sa valeur guerrière. Non seulement il lui donna beaucoup d'argent, mais il promit de lui en donner davantage encore. De 1153 à 1155 le sultan passa trois fois la frontière avec des forces considérables; mais il n'aboutit à rien. La première fois, il trouva les défilés des montagnes gardés par Thoros, qui l'attendait sur les hauteurs; il lui offrit la paix et s'en retourna. La seconde fois, il confia son armée à Yakoub; mais ce général ne sut pas rencontrer Thoros; il vint se heurter à l'armée des chevaliers francs et de Stéphané. La bataille se livra près d'Antioche [21] : les Turcs furent complètement battus. La troisième fois le sultan envoya une armée plus nombreuse encore que les précédentes, avec la mission de ravager et de détruire tout. Elle vint camper devant Til, afin d'en commencer le siége. Les chevaliers et Stéphané, frère de Thoros, y étaient déjà entrés pour la renforcer. Mais ce furent moins les armes qu'un événement providentiel qui amena la retraite des ennemis. Une épidémie vint décimer et les soldats Turcs et leurs chevaux. De plus la pluie commença à tomber en grande abondance, et il y avait fréquemment des tempêtes terribles, des orages et des ouragans qui déracinaient les plus gros arbres, et c'était pendant l'été. Ce contraste effraya les Turcs; ils crurent à un signe du ciel et ils s'en retournèrent. Le Sultan Maksoud mourut quelques mois plus tard.

L'empereur ayant échoué de ce côté, imagina un autre stratagème. Il excita contre Thoros la plupart des occidentaux: les Antiochiens et les Templiers surtout. Les Grecs qui se trouvaient en Cilicie, se joignirent à eux. Une bataille acharnée eut lieu près d'Alexandrette. Des deux côtés le nombre des morts fut considérable. La victoire était indécise, lorsqu'une nouvelle troupe de Templiers arriva au secours des alliés. Thoros, sentant que ses forces ne lui permettraient pas de résister beaucoup plus longtemps, proposa la paix à ses adversaires. Il consentit [22] dans ce but à leur laisser les forteresses qui avoisinaient le territoire d'Antioche, et qui étaient alors en son pouvoir.

Lorsque Renaud, prince d'Antioche, chef des alliés, vit que les Grecs le trompaient et qu'ils ne lui donnaient point les récompenses promises, il changea de politique. Il fit avec Thoros une alliance contre eux. Comme il possédait une flotille, il opéra une descente sur les côtes de Chypre; cette île se trouvait dans ce temps sous la domination des Grecs. Il ordonna alors un massacre aussi cruel qu'indigne. Selon quelques chroniqueurs arméniens [23] , Thoros aurait participé à cet acte barbare et même l'aurait suggéré. Cependant, l'historien très scrupuleux des occidentaux, Guillaume de Tyr, qui raconte en détail ce massacre, ne parle que de Renaud, et un peu plus loin il parle de Thoros en termes très élogieux. S'il y eût réellement un prince arménien de mêlé à cette affaire, ce fut probablement l'un des frères de Thoros, Meléh ou Stéphané. Ce dernier nourrissait une haine très vive contre les Grecs et cherchait à leur nuire en toute occasion. Il agissait sans aucun ordre de Thoros, et souvent contre sa volonté. Ainsi, l'an 1157, il réunit une troupe d'aventuriers et pénétra sur les terres du sultan, avec lequel Thoros avait conclu un traité de paix. Il parvint à s'emparer de Goguisson et de Bertousse. Une telle conduite excita au plus haut degré la colère du sultan, qui vint en personne reprendre Cucusus. Thoros, de son côté, s'empressa de lui rendre Bertousse. Stéphané n'en continua pas moins son expédition. Il chercha à s'emparer de Marache, mais ne réussit pas. Alors il se dirigea sur Béhésnie: c'était un bourg bien fortifié, mais les habitants, ayant eu à souffrir de leur gouverneur, avaient eux-mêmes appelé Stéphané. Tandis qu'il s'avançait vers cette place, le gouverneur en fut informé; il fit arrêter les traîtres et les précipiter des murailles de la forteresse. La plupart des habitants effrayés, s'enfuirent et vinrent se réfugier auprès de Stéphané. Celui-ci les fit camper dans la plaine d'Anazarbe; mais la plupart moururent, car la chaleur qui régnait dans ces lieux était insupportable. Thoros, justement irrité de la conduite de son frère, le fit prendre et jeter en prison, et ne l'en délivra qu'au bout de dix mois. Peut-être était-ce déjà Stéphané qui, en 1155, avait fait des incursions aux environs d'Alep, dans les états de Nouréddin, quoiqu'un mémorial arménien les attribue à Thoros: «Le pieux et grand prince Thoros, vint jusqu'à Alep, s'empara de beaucoup de places et de forteresses, les réduisit en ruines et s'en retourna victorieux dans sa résidence. »

Thoros se vit une seconde fois obligé d'entrer en campagne contre les Grecs. Il occupait la plus grande partie de la Cilicie, ainsi que la province d'Isaurie; l'empereur Manuel ne pouvait plus le supporter. Il lui opposa successivement trois généraux. Le troisième, Andronic dit Euphorpène, familier de l'empereur, vint assiéger Tarsus (1156-1157). Thoros arriva avec ses alliés, les Antiochiens, battit les Grecs, qui perdirent plus de 3000 des leurs; le reste eut à peine le temps de prendre la fuite et de se réfugier sur les vaisseaux qui les avaient amenés. Le roi de Jérusalem, Baudouin IV, qui devait épouser la fille de l'empereur, les aida à rentrer dans leur patrie. L'empereur, dès qu'il fut débarrassé de la guerre de Sicile, vers la fin de l'année 1158, rassembla une nouvelle armée et vint débarquer à Atalie, afin de se venger de ses deux ennemis, Thoros et les Antiochiens. Thoros abandonna Tarsus, conduisit sa famille dans une forteresse inaccessible, appelée Dadjeguikar, puis se retira dans les montagnes avec sa troupe, changeant continuellement de place. L'empereur ne le pouvant surprendre, se contenta de soumettre le pays environnant et résolut de passer l'hiver dans la ville de Tarsus. Le prince d'Antioche vint alors de lui-même faire sa soumission, comme un condamné. Il remit à Manuel son épée dégainée et obtint sa grâce par l'intermédiaire du roi de Jérusalem. Comme un vassal à l'égard de son suzerain, il reçut l'empereur à Antioche avec une grande pompe (1159). C'est que le roi de Jérusalem et les principaux chevaliers intercédèrent auprès de l'empereur en faveur de Thoros; lui représentant que c'était un prince très noble, courageux et magnanime, très nécessaire pour la défense des chrétiens, libéral et doué des plus belles qualités. Thoros se présenta en personne, et plus que leurs paroles, son maintien vaillant et noble servit à calmer la colère de l'empereur. Lorsque, quelques jours plus tard, Thoros lui envoya des chevaux et des vivres pour son armée, la réconciliation sembla complète. Il paraît qu'alors Thoros fut nommé sébaste et institué par décret spécial, et comme un des grands de la cour impériale, au gouvernement du pays; et même, dans cette occasion, l'empereur lui offrit un sceau d'or, selon le témoignage du D. r Vahram.

Mais cet accord parfait ne dura pas longtemps; dès que Manuel se fut éloigné, Thoros reprit l'offensive. Thoros, dit-on, aurait accompagné l'empereur jusqu'au port il devait s'embarquer, tout comme les autres princes. Mais sur des soupçons fondés ou faux, quelques-uns d'entre eux l'auraient accusé de machinations contre l'empereur. Alors Thoros, craignant d'être conduit dans les prisons de Byzance et d'y subir le même sort que son père, s'enfuit durant la nuit et vint s'enfermer dans la forteresse de Vahga. Lorsqu'il fut certain du départ de l'empereur, il attaqua et reconquit bientôt Anazarbe, Messis et les villages d'alentour [24] .

Alors il se mit à veiller avec plus de circonspection, chercha à augmenter de plus en plus ses forces militaires et à se faire craindre et respecter de ses voisins. Il était en paix avec le prince d'Antioche, et étroitement lié avec le vaillant roi de Jérusalem, Baudouin III, dont la mère était une Arménienne. Il marcha avec ce dernier contre Nouréddin pour venger le prince d'Antioche, Renaud. Celui-ci s'était en effet engagé imprudemment dans une guerre contre Nouréddin, avait été pris dans une embuscade, conduit en esclavage et depuis seize ans se trouvait emprisonné. Mais, Baudouin III étant mort prématurément, au commencement de l'an 1162, Thoros ne voulut pas continuer seul la guerre et se retira.

L'année suivante, ou déjà dans le courant de cette même année, (1162), Thoros se trouvant tout à fait libre, fit un pélerinage aux Lieux-Saints. Lorsqu'il vint présenter les félicitations d'usage à Amaury, frère et successeur de son ami Baudouin, ce prince lui fit une réception royale. Ces marques d'estime et de sympathie de la part du nouveau roi, décidèrent Thoros à conserver fermement l'amitié qui l'unissait à ces vaillants chevaliers. Il promit de rester pour toujours l'allié du roi de Jérusalem et des Croisés, et, ce qui mérite d'être remarqué, s'engagea d'envoyer à Amaury une armée de trente mille soldats, et lui en donna quinze mille immédiatement. Ceci est un témoignage important de sa force et de l'étendue du territoire soumis à son sceptre. Il resta l'allié des rois de Jérusalem, jusqu'aux jours quelques membres du clergé, sans prévoyance ou excités par la cupidité, exigèrent de Thoros qu'il leur livrât la dîme; alors ils se privèrent sottement des plus grands bienfaits qu'ils pouvaient recevoir de lui.

Un voyageur célèbre, le juif Benjamin de Toudel, visitait presque à cette époque le royaume de Thoros (1163-1164). Il parle de la puissance du roi et de l'étendue de ses possessions. Il en place le commencement des frontières, du côté du sud-ouest, au château de Coricus, et la fin, à la ville de Douguime ou Douguia, qui certes n'est pas la ville d'Eudoxie, mais quelle ville est-ce? on ne l'a pas encore vérifié. Peut-être aura-t-on écrit Douguia pour Antioche, car l'écrivain ajoute que cette ville se trouve à la frontière du territoire des Tocarmas, c'est-a-dire des Turcs.

Bientôt une nouvelle ligue se forma contre Nouréddin. Les chevaliers latins, le nouveau prince d'Antioche, Bohémond III, et son frère Raymond, prince de Tripoli, s'unirent avec le duc grec Constantin Calaman, gouverneur de Tarsus. Ils invitèrent Thoros, qui venait de rétablir Bohémond sur le trône en le délivrant des mains de son ambitieuse mère qui l'avait dépossédé, de se joindre à eux. Tous ces princes réunis, attaquèrent Nouréddin sur les frontières de Tripoli et le vainquirent. Le sultan, furieux de cette défaite, rassembla une armée formidable et s'avança contre eux. Thoros conseilla alors à ses alliés de ne pas courir à sa rencontre mais de se retrancher chacun dans son territoire; ce qu'il fit lui-même. Ils ne voulurent pas l'écouter; ils livrèrent bataille, et furent battus complètement (10 Août 1164). Tous les chefs furent pris et conduits dans les prisons du sultan, se trouvaient déjà Renaud et Josselin III. Seul, Meléh, frère de Thoros, parvint à se sauver, aidé par une tribu de Turkomans qui étaient ses amis. Thoros pria instamment Nouréddin de délivrer les prisonniers; sur son refus, il attaqua la place de Marache, battit les Turcs et obligea même l'ambitieux conquérant à lui demander la paix. Thoros y consentit mais à condition que les prisonniers fussent mis en liberté contre rançon. Le prince d'Antioche paya pour la sienne cent mille besants d'or.

La fin du règne de Thoros fut marquée de plusieurs événements douloureux pour lui, la plupart dus à l'intrépidité irréfléchie de ses frères. Stéphané, comme nous l'avons déjà dit, était un ennemi implacable des Grecs; ils les vexait de toutes les manières possibles, s'efforçant sans cesse de leur reprendre toutes leurs conquêtes. Il parvint à se rendre maître des Monts Noirs, ce qui irrita les Grecs à un si haut point que pour s'en venger, ils n'hésitèrent pas à commettre un acte plus cruel encore que celui des Mantaléens. Ils chargèrent le gouverneur de la forteresse de Hamousse d'inviter Stéphané, comme par amitié. Celui-ci se rendit à cette invitation sans le moindre soupçon; les Grecs s'emparèrent alors de sa personne et lui firent souffrir une horrible mort: ils le jetèrent dans une chaudière pleine d'eau bouillante (1165), sans égards, comme le dit un historien, ni pour ce vaillant soldat, ni pour eux-mêmes [25] ; car ils auraient bien prévoir que les frères de la victime, justement irrités, useraient de représailles envers eux. Ils se vengèrent en effet très cruellement sur des Grecs innocents. Le plus coupable fut le duc de Hamousse qui en livrant traîtreusement Stéphané à ses ennemis, fut la cause de tous ces massacres. Le Catholicos de Syrie (Michel), contemporain de ces événements, fait monter jusqu'à dix mille le nombre des morts; mais il est probable qu'il comprend dans le nombre, non seulement les victimes des massacres qui accompagnèrent les incursions, mais encore ceux qui tombèrent dans les luttes auxquelles elles donnèrent lieu. Andronic Comnène, ce prince aussi efféminé que lâche, après un emprisonnement de douze ans ayant recouvré sa liberté, s'empressa de venir prêter main-forte aux Grecs; d'autant plus qu'il avait à venger son ancienne défaite. Il rassembla de nombreuses troupes, qu'il déguisa, par dérision, en bêtes sauvages. Thoros dissimula habilement ses troupes dans les forêts; puis fondit tout à coup sur cette bande d'hommes qui semblait un troupeau de bêtes; en massacra un grand nombre et dispersa le reste. Cependant dans la mêlée, Andronic réussit à donner un coup si violent au bouclier de Thoros, qu'il le fit tomber de cheval; Thoros se releva d'un bond; mais Andronic sans perdre temps s'enfuyait déjà lâchement vers Antioche. Peut-être est-ce dans cette même campagne que les Grecs attaquèrent la forteresse de Partzer-pérte, sous les murs de laquelle ils furent également battus par Thoros, qui leur prit un grand nombre de prisonniers. Vahram et un autre chroniqueur racontent ce siége comme ayant eu lieu lors de la première guerre avec les Grecs, à l'arrivée de l'empereur Manuel en Cilicie [26] . Quoi qu'il en soit, l'autre Andronic, surnommé l'Euphorpène, pria le prince d'Antioche d'intervenir pour mettre fin aux représailles de Thoros et de Meléh.

C'est à cette occasion qu'une querelle éclata entre Thoros et les Héthoumiens, partisans des Grecs. Ochine, à ce que l'on dit, aurait excité, contre Thoros, une bande de maraudeurs turkomans. Ceux-ci auraient alors, dans une razzia, enlevé cinq cent jeunes filles. Thoros, débarrassé de ses ennemis étrangers, tourna aussitôt ses armes contre Ochine et vint dévaster les alentours de la forteresse de Lambroun. De deux côtés on se prépara à une guerre acharnée, bien que depuis la bataille de Maméstie, Héthoum et Thoros fussent liés par des liens de parenté. Mais dès que le bruit de la guerre se répandit au dehors, Nersès de Cla, frère du Catholicos Grégoire, accourut et parvint à rétablir la paix entre les deux adversaires.

Thoros venait à peine de renouer des relations amicales avec son parent, qu'il faillit être la victime de son propre frère, le seul qui lui restait, l'impétueux Meléh. Celui-ci, secondé par une bande d'aventuriers, conçut le projet d'assassiner son frère un jour qu'ils se rendaient ensemble à la chasse entre Messis et Adana. Thoros averti à temps du complot, fit saisir le traître. Après lui avoir reproché sa trahison en présence de ses soldats et de ses princes, il lui fit remettre des provisions, des armes et de l'argent, et le chassa du pays. Meléh retourna à la cour de Nouréddin et parvint à recouvrer les bonnes grâces du sultan.

Ainsi Thoros, guerrier aussi brave que prudent, après avoir apaisé tant de rébellions et soutenu tant de guerres, légua à sa famille, si non toute la Cilicie, au moins la plus grande partie de ce pays. Il lui en rendit la possession plus sûre en faisant des Templiers et des Hospitaliers ses amis. Occupé de guerres et de luttes politiques pendant la majeure partie de son règne, il parvint néanmoins à relever le bien être de ses états et de son église. Enfin il cacha sous l'habit des religieux la splendeur de sa gloire et l'éclat de ses armes triomphantes, qui avaient fait de lui l'un des personnages les plus célèbres de notre histoire. Il mourut en 1169. Ce fut le premier des princes souverains inhumés parmi les Docteurs (Vartabieds), dans le cimetière du célèbre monastère de Trazargue.

Ce prince laissa en pleine prospérité le pays de ses pères. Un auteur de courts mémoires sur les actes des Roupiniens, qui écrivait vers la fin du XIII e siècle, ajoute, après avoir loué la haute intelligence de Thoros: «Il a commenté nombre de passages obscurs des saintes écritures, et nous conservons encore ces commentaires». Que nous serions heureux, si nous les possédions à l'heure actuelle!

Thoros avait laissé le trône à son fils Roupin, encore tout jeune. Il lui avait donné comme régent et bailli, un chevalier, nommé Thomas, que quelques-uns ont prétendu être le propre beau-frère de Thoros; mais il est plus probable qu'il était son neveu, le fils de sa sœur. C'était un des plus nobles seigneurs d'Antioche. Thoros avait toujours eu pour lui la plus grande confiance, et c'est avec lui et un certain Georges, qu'il s'était enfui dans les montagnes lorsque l'empereur avait envahi la Cilicie.

A cette époque pourtant, Thoros avait encore son frère, Meléh. Ce prince apparaît comme une lugubre figure dans l'histoire de sa famille et dans celle de son pays. Resté seul en Cilicie, durant la captivité de ses frères, il avait grandi comme un vagabond, privé de toute noble éducation, au milieu des Sarrasins. Une partie de sa jeunesse se passa à la cour de Nouréddin. Lorsqu'il fut chassé de son pays par son frère, à la suite du complot dont nous avons parlé, il retourna chez les Sarrasins et reçut alors la seigneurie de la province de Couris. Mais, avant cet événement, il avait passé certain temps chez les Templiers, dont il acquit l'intrépidité et la vaillance, mais il y développa en même temps son caractère indocile et présomptueux. Il fut expulsé de l'ordre ou il le quitta de son plein gré, ce qui fit croire à quelques-uns qu'il renia sa foi et se fit musulman; mais ce n'est pas probable. Quoi qu'il en fût, il ne se conduisit guère en chrétien: il n'aima jamais à avoir des relations avec ceux-ci, persécuta et tourmenta également le bas peuple, la noblesse, les bourgeois et le clergé.

Lorsqu'il apprit la mort de Thoros, il partit avec une petite armée que lui donna son protecteur Nouréddin, et vint s'emparer par force de l'autorité de son frère. Le bailli Thomas n'eut que le temps de se sauver à Antioche. Quant au jeune Roupin qu'on avait cru mettre en sûreté à Romcla, sous la protection de Saint Nersès Chenorhali, il fut assassiné brutalement par des malfaiteurs. Furent-ils soudoyés ou non par Meléh? je l'ignore.

Le règne de ce tyran dura six ou sept ans au milieu des troubles. Il fut exécré des Arméniens et devint l'épouvante des étrangers. N'ayant aucun égard pas plus pour ses amis que pour ses ennemis, il ne prit pour lois que sa volonté et ses caprices. Il n'avait peur de personne, car il se sentait soutenu par Nouréddin qu'il affectionnait comme un frère. Il fit battre monnaie à son nom et à celui de Nouréddin. Allié à son autre puissant voisin, le sultan de Koniéh, il était tranquille et sûr de tous les côtés [27] .

Comme on peut le supposer, il songea d'abord à tirer vengeance de l'humiliation qu'il avait essuyée, en se voyant chassé du pays. «Alors, dit l'historien, il se vengea de tous ses adversaires, leur prit tout ce qu'ils possédaient, et les fit jeter en prison après les avoir enchaînés. Sur son ordre les évêques furent pris et on leur arracha les dents. il soupçonnait qu'il se trouvait de l'or et de l'argent, il allait le dérober. Il entassa de cette façon des trésors immenses et s'enrichit en dépouillant les innocents. C'était un être sauvage, au caractère malicieux et cruel. Tous le haïssaient et voulaient s'en débarrasser, mais ils ne purent en trouver l'occasion favorable». On nous permettra de passer sous silence ses actes d'immoralité.

Le roi de Jérusalem et les autres princes avaient envoyé auprès de l'empereur Manuel un grand personnage, le Comte Etienne de Blois. Il devait passer sur les terres de Meléh; ce dernier en fut informé, il se mit en embuscade près de Messis, le surprit, le dépouilla complètement et le laissa libre après lui avoir donné toutefois la plus pitoyable monture. Du reste, Meléh avait l'habitude de dépouiller de même tous les pélerins qui passaient par son pays. Comme il avait une haine profonde contre les Templiers, dont il avait jadis revêtu l'habit, il les chassa tous de la Cilicie, après s'être emparé de toutes les possessions qu'ils avaient jusqu'aux frontières d'Antioche. Il ne se fit aucun scrupule d'envahir la principauté d'Antioche, surtout après que le bailli Thomas s'y fut réfugié. Le prince d'Antioche marcha contre lui, sollicité du reste par quelques princes arméniens. Mais avant qu'ils ne fussent en face l'un de l'autre, le roi de Jérusalem entra en question comme réconciliateur et envoya coup sur coup ses ambassadeurs pour conjurer Meléh de signer la paix. Ce dernier ne voulut pas l'écouter; alors le roi de Jérusalem envahit la plaine du territoire de Meléh, avec d'autres alliés, car il n'osait pas s'aventurer dans les montagnes et il avait peur du Montagnard. Aussitôt Meléh fit avertir Nouréddin de l'invasion; les alliés eurent peur de l'intervention du sultan et s'en retournèrent chacun chez soi. Meléh à son tour, enhardi, songea alors à faire une invasion dans les possessions du roi de Jérusalem; mais les chevaliers Hospitaliers accoururent et arrêtèrent sa marche, c'était en 1172. Implacable ennemi des Grecs, Meléh tourna alors ses armes contre eux. Il les chassa de toutes les villes qui étaient encore sous leur domination et se rendit maître de Tarse, d'Adana et de Messis, ou pour mieux dire de toute la Cilicie.

L'empereur Manuel, furieux de ce qu'après tant de peines il ne pouvait parvenir à garder la Cilicie, envoya contre Meléh trois généraux célèbres qui, auparavant, avaient été les gouverneurs de quelques-unes de ces villes: Michel Vrana, Constance Euphorpène et Constance Calaman le jeune. Meléh se hâta de marcher à leur rencontre, vers la fin de 1172 ou au commencement de 1173; il avait probablement avec lui des troupes que lui avait fournies Nouréddin. Il écrasa les Grecs et revint chargé de butin et emmenant de nombreux prisonniers. Il en envoya une partie, entre autres trente officiers, au Sultan: celui-ci les offrit au Califfe de Bagdad. Cette victoire de Meléh fut considérée par le Sultan comme une des plus grandes de ses propres victoires.

Il ne restait plus que très peu de châteaux en Cilicie au pouvoir des Byzantins. L'un de ces châteaux était Lambroun. Il appartenait au plus obstiné, au plus acharné rival de la maison des Roupiniens. Meléh ressentait autant de haine pour les seigneurs de Lambroun qu'il en avait ressenti pour les Grecs. Il en voulait surtout au Sébaste Héthoum d'avoir répudié sa femme, fille de Thoros, après la mort de celui-ci. «Meléh, profondément irrité, alla (en 1173) assiéger Lambroun avec une forte armée, et cerna ses habitants ... il les fit cruellement souffrir par les armes et par la famine». Meléh aurait encore fait plus de mal à ce château, s'il avait pu le réduire par la famine; mais l'archevêque Grégoire Degha ou le Jeune [28] , dont on affirme que Meléh était le beau-frère, le supplia d'accorder la paix.

Deux ans après ce siége, 1175, Meléh mourut assassiné. Ne pouvant plus le supporter et las de sa tyrannie, les princes et la milice des Arméniens formèrent un complot et le tuèrent à Sis. Ce fut le premier des princes de cette dynastie arménienne qui mourut assassiné.

Il fut inhumé au couvent de Medzkar (Grande Roche) qu'il avait fait bâtir. Ce qui prouverait que les sentiments religieux n'étaient point tout-à-fait éteints dans ce sombre cœur. Cependant la date exacte de la construction de ce monastère n'est pas connue.

Roupin II, qui succéda à Meléh, ne voulut pas laisser impuni l'assassinat de son oncle. Cet attentat était, malgré tout, un crime de lèse-majesté. A force de ruse, il finit par connaître et retrouver les auteurs de ce délit, qui, du reste, se vantaient comme des bienfaiteurs de la nation. C'était Tchahane et l'eunuque Aboulgharib. On leur attacha une pierre au cou et on les jeta dans un fleuve.

Ce Roupin était le fils de Stéphané, frère de Meléh et de Thoros. Sa mère Ritha, fille de Sempad, seigneur de Babéron, l'avait sauvé avec son frère cadet, Léon, des mains de Meléh le tyran, et l'avait conduit elle-même auprès de son frère Pagouran, à Babéron. C'est que Ritha les éleva, dit l'historien qui prodigue des éloges à la mère et aux deux enfants: «Elle était pieuse et sage, cette femme, et craignait Dieu». Pour son frère, le seigneur de Babéron, il dit: «C'était un prince bon et généreux, affable pour tous, aimé de Dieu et des hommes».

Après la mort de Meléh, sur la demande des princes du pays, Pagouran leur envoya Roupin, muni de «beaucoup de présents d'or et d'argent», et agit comme s'il ne voulait plus se souvenir que Sempad, son père à lui, avait été tué jadis dans un combat contre Thoros, l'oncle des jeunes princes Roupin et Léon.

Roupin fut reçu par les princes arméniens au milieu des acclamations et des démonstrations de joie. «Car, dit l'historien, c'était un jeune homme affable et généreux, à l'aspect noble; il avait trente ans; il était exercé dans le maniement des armes, habile à lancer des flèches. Il commença par distribuer à tous des présents. Ayant réuni les trésors de «Meléh, il les distribua à tort et à travers. Il s'attira la bienveillance de tous en donnant des festins somptueux. Partout il alla avec ses soldats, il arrêta la résistance de ses ennemis. C'est ainsi qu'il se rendit maître de Messis, d'Adana et de Tarse». On voit clairement par ce passage, que ces villes de la Cilicie étaient retombées au pouvoir des Grecs. Non pas que Meléh les eût laissé échapper de ses serres, mais il les avait redonnées de plein gré, par traité, au prince d'Antioche. On en donne l'assurance formelle quant à la ville de Tarse. Comme cette ville était trop éloignée de la capitale pour être facilement défendue, les Antiochéens la revendirent à Roupin en 1182, mais à un prix très élevé. Depuis lors, elle resta toujours aux Arméniens; les Grecs durent abandonner l'espoir de la reprendre, aussi ils quittèrent la contrée sous la conduite de Kyr-Isaac, leur gouverneur. Selon les uns, ce Kyr-Isaac se rendit alors à Chypre; d'autres affirment que ce fut autrepart; d'autres enfin qu'il resta à Tarse ou tout au moins dans une des villes des provinces appartenant aux Arméniens. Les historiens contemporains disent de cet Isaac qu'en 1183, il marcha contre le sultan de Koniéh, mais que Roupin arrivant avant son voisin et allié le sultan, repoussa Kyr-Isaac, le défit, s'en saisit et voulut le remettre entre les mains du sultan. Celui-ci refusa de le recevoir; alors Roupin, le livra au prince d'Antioche, avec lequel il s'était brouillé et cela amena leur reconciliation [29] . Kyr-Isaac était parent de Roupin; il avait épousé la fille de Thoros.

Après bien des années, le vieil ennemi des Arméniens, le lâche Andronic, leur déclara une nouvelle guerre. Ce tyran occupait le trône impérial; c'était en 1185. Il manda une ambassade secrète au fier Kurde Salahéddin et l'engagea à s'emparer de la principauté de Koniéh et de celle de la Cilicie. Mais avant d'avoir pu mettre son projet à exécution, Andronic fut tué par ses sujets, et la conquête de la Cilicie sortit pour toujours de la pensée des Byzantins.

Une fois affranchis de la suzeraineté des Grecs, les Héthoumiens, seigneurs de Lambroun, devinrent princes indépendants dans la Cilicie. Roupin en voulait à ces derniers. Il suivait l'exemple de ses ancêtres. Dès le commencement de son principat, il vint attaquer leur château qu'il assiégea pendant trois ans et qu'il réduisit à la famine. Il ne put s'en rendre maître, d'autres affaires étant survenues.

Vers la fin de 1180, le puissant Salahéddin, après la conquête de Koniéh, avait tourné ses armes contre le pays de Roupin. C'est ainsi qu'on appelait alors la Cilicie. Les historiens arabes, prétendent que Roupin avait permis à une peuplade turkomane de venir paître leurs bestiaux sur son territoire et qu'ensuite il les dépouilla. Salahéddin entra donc dans le pays des Arméniens, mais quand il vit combien les montagnes étaient fortifiées, il s'arrêta dans la plaine. Il porta la dévastation de côté et d'autre. Roupin supposant que le musulman avait envie de s'emparer de l'un des châteaux il avait enfermé ses richesses, le fit abattre. Mais avant qu'on eût eu le temps d'emporter les trésors, les Sarrasins arrivèrent et s'en emparèrent. Roupin consentit à ce que le butin, qu'il avait prit aux Turkomans, leur fût restitué avec les prisonniers qu'il leur avait faits et éloigna de cette façon le grand conquérant [30] .

A cette époque, en 1181, Roupin contracta des liens de parenté avec les Latins, en épousant la fille de Humfroi, seigneur de Karak ou Crak et de Toron. IL se rendit en personne à Jérusalem et y fit célébrer magnifiquement ses noces. Il revint avec sa femme, dont il eut deux filles, Alice et Philippine, qui devinrent célèbres par la suite, surtout la première qui fut cause de longs démêlés politiques sous le règne de Léon, et encore après. Roupin, par son mariage, rendit plus étroite l'amitié des Latins et des Arméniens [31] . Plusieurs des princes latins, qui avaient été en guerre avec le roi de Jérusalem ou qui étaient mal avec lui, se réfugièrent auprès de Roupin.

Celui-ci, en paix maintenant avec tous et aimé de tous, se laissa aller à d'indignes passions. C'est «pour mieux les satisfaire, dit-on, qu'il se rendit à Antioche le prince Bohémond le fit mettre en prison en 1185», selon les coutumes barbares du temps qui permettaient d'attenter à la vie de ses voisins et même de ses amis. Bohémond exigea de Roupin qu'il lui livrât la contrée qui confinait à sa principauté, située sur la rive gauche du fleuve de Tchahan. Roupin écrivit alors à son oncle Pagouran et à son frère Léon, d'envoyer, comme otages, sa mère et d'autres grands personnages arméniens. Il ne fut remis en liberté, qu'après avoir encore livré au prince d'Antioche quelques châteaux que celui-ci avait exigés: Til, Sarouantikar et Djigher, et lui avoir donné en outre mille besants d'or comme rançon.

Les otages furent renvoyés. Peu de temps après Roupin redevint maître de ces contrées, soit par lui-même, soit à l'aide de Léon. On prétend que l'acte du prince d'Antioche avait été commis à l'instigation des Héthoumiens, seigneurs de Lambroun, car Roupin ne cessait point de harceler ces derniers. Roupin était encore en captivité lorsqu'il fit passer secrètement l'ordre à son frère Léon, de ne point abandonner le siége de Lambroun et de cerner étroitement le château, comme il le fit lui même à son retour, pour se venger. Mais il ne persévéra pas dans ces sentiments de haine terrible, car, en 1187, à l'approche de sa mort il s'en repentit et se fit pardonner des Héthoumiens, les mauvais traitements qu'il leur avait fait endurer.

Roupin remit son sceptre à son frère Léon qu'il chargea aussi de l'éducation de ses filles. Il lui conseilla paternellement de bien gouverner le pays qu'il avait agrandi et qu'il espérait lui voir agrandir encore et consolider. Roupin avait reconnu la haute intelligence et la vaillance de Léon. Ensuite, suivant l'exemple de son oncle Thoros, il revêtit l'habit religieux, et renonçant entièrement au monde, mourut en paix. Il fut enterré dans le cimetière de Trazargue [32] .

La Cilicie, surtout la plaine de cette province, après bien des évolutions et des bouleversements, après avoir été occupée tantôt par les Grecs, tantôt par les Arméniens, les Francs et quelquefois même les Sarrasins, allait trouver une paix complète sous Léon et ses successeurs, pendant près d'un siècle entier; quant aux montagnes, elles furent toujours leur possession incontestée. Léon recula les frontières de son pays au-delà de la Cilicie et de l'Isaurie. Alors les antiques divisions grecques de l'Asie Mineure durent se modifier au gré de l'autorité des Arméniens; elles durent changer de noms malgré elles, et nous citerons ceux qui nous paraissent les plus authentiques.

Nous voudrions connaître la manière d'administrer des premiers princes Roupiniens dont nous avons relaté les actes, soit civils, soit militaires. Nous voudrions savoir au juste en quoi consistait l'autorité qu'ils avaient sur les nobles et les bourgeois arméniens, et quels hommages ils en recevaient. Nous manquons de documents à ce sujet ou plutôt nous n'en avons que très peu. Ceux qui nous sont parvenus, c'est-à-dire les lettres qui ont été adressées à ces princes, nous apprennent qu'on leur donnait le nom de Prince [33] , auquel on ajoutait les épithètes de Grand et Pieux. Nous n'avons pas trouvé chez les contemporains, la dénomination de Baron. Cependant nos derniers auteurs contemporains ont attribué à leurs ancêtres ce titre, qui était donné également aux princes européens de leur temps. Il avait été introduit par des européens. Les premiers occidentaux qui connurent les Roupiniens les ont appelés souvent les Montagnards. Quelquefois aussi, Princeps, ainsi que le dit Guillaume de Tyr, l'historien des croisades, en ajoutant presque toujours: Potentissimi. Il donne souvent ce dernier titre à Thoros II, à Meléh [34] et à Roupin [35] . Quelquefois aussi cet auteur les qualifie de Très-grand et de Satrape. Aussi, il dit pour Roupin [36] Rupino Armeniorum Satrapœ potentissimo. Il emploie les mêmes termes pour tous les princes arméniens et turcs.

Le traducteur français ou celui que l'on appelle le continuateur d'Eracle, donne seulement le nom de Seigneur aux princes Roupiniens. Ainsi il dit: «Rupin, Seigneur d'Erménie» ou bien Sire: «Thoros, qui Sire estoit d'Erménie» [37] .

Nos souverains les plus fidèles à l'empereur, comme nous l'avons déjà dit, furent honorés du titre de Sébaste et plus tard de celui de Protosébaste [38] . Les seigneurs de la Cilicie furent réputés liges non seulement de l'empereur, mais aussi des princes d'Antioche et leur devaient hommage. La cause en est que les Croisés qui eurent d'abord sous leur autorité les villes de la Cilicie, donnèrent ensuite ces villes aux princes d'Antioche. Les princes en furent effectivement les maîtres, surtout de la ville de Tarse. Cette coutume subsistait encore à la mort de Roupin II, et même au commencement du règne de Léon, qui s'affranchit de ce joug importun et se reconnut seulement vassal de l'empereur d'Occident.

On ne mettra pas en doute que les souverains de la Cilicie se soient montrés véritablement grands. Nous avons pour en témoigner leurs liens de parenté avec les rois d'Occident et les grandioses dots qu'ils faisaient à leurs fils et à leurs filles. On a vu aussi quelles énormes rançons ils donnaient pour recouvrer leur liberté.

Les sources de leur richesse étaient d'abord les butins pris à l'ennemi et les rançons des prisonniers qu'ils faisaient; en second lieu les impôts que devaient acquitter leurs sujets. On ignore quel était le mode de perception de ces impôts. Enfin, c'était les droits de péage que l'on devait payer pour passer les montagnes ou les rivières. Ces ressources s'accrurent sous les rois leurs successeurs et emplirent les coffres du trésor de l'Etat. Ces richesses furent employées au maintien du pays, dans ses fréquents bouleversements, ainsi qu'aux jours d'envahissement par les ennemis.

Nous croyons nous être suffisamment étendu sur la conquête de la Cilicie par les Arméniens, sur la puissance de la famille des Roupiniens jusqu'à l'avénement de Léon-le-Magnifique, qui donna tant d'éclat à cette province chancelante, et qui en fit un royaume sûr, et lui appropria le nom d'Arménie.

Ces renseignements sur les différents noms et sur les variations des frontières sont suffisants; mais, je n'ai trouvé dans aucun livre, pas même noté en passant, comment et en combien de provinces ou de districts était divisée la Cilicie.

En considérant le petit nombre de villages, de hameaux et de lieux habités, la Cilicie paraîtrait pauvre en noms topographiques; et même dans les quelques livres qui nous restent de l'antiquité, on trouve mentionnés plus de couvents et de forteresses que d'endroits habités. Il est vrai que sous le nom de forteresse on pourrait comprendre aussi bien le village ou le lieu habité, surtout dans les montagnes; mais malgré cela la plus grande partie du pays est formée par la plaine, facile à être habitée. Si, donc, comme nous l'avons rapporté ailleurs, même de nos jours le nombre des villages s'élève à 300; combien en devait-on compter dans les anciens temps? Il est très regrettable que pour la plupart de ces villages, les noms anciens soient perdus; tout au plus en connaît-on encore une ou deux douzaines. Quant aux provinces, actuellement objet de nos recherches, le nombre mentionné est tellement grand, qu'il surpasse, on pourrait dire, celui des villages; mais leur exacte étendue territoriale, ainsi que la situation de quelques-unes, nous sont inconnues. La recherche des différents diocèses serait encore le moyen le plus exact pour découvrir la division des provinces, quoique les diocèses, selon la coutume d'alors, ne soient guère autrement indiqués que par le nom de la résidence de l'évêque. Cette résidence était ordinairement un couvent. Cependant quelquefois on trouve mentionné avec le couvent, la ville la plus proche; ce qui indiquerait que la juridiction temporelle de l'évêque ne s'étendait pas seulement sur les domaines du monastère, mais qu'il gouvernait encore tout son diocèse qui formait une province.


[1]          Selon Michel le  Syrien, «Les dits Roupiniens, étaient de la famille des deux dynasties des nobles et fiers rois, les Haïcaniens et les Sénékérimiens, unis entre eux par des liens de parenté».

[2]          Par exemple, Mékhitar d'Aïrivank.

[3]          L'historien Héthoum dit aussi: «Après lui (Kakigh), Roupin, son parent, alla habiter dans les alentours de Gossidar, de il se rendit dans le village de Coromozol il mourut». Vahram dit à peu près la même chose.

[4]          C'est ainsi que le rapporte l'auteur moderne de notre histoire, Tchamitchian, mais je ne sais à quelles sources il a puisé. Est-ce dans des documents antiques ou n'est-ce que son opinion personnelle?

[5]          On prétend qu'il tarda bien à payer le reste. Un chroniqueur latin ajoute que Thoros avait imposé pour condition à Baudouin de laisser croître sa barbe, ce à quoi ce dernier consentit. Un an après, Baudouin voulant obtenir une partie de ce que lui devait son beau-père, lui envoya dire qu'il avait beaucoup de créanciers qui le contraignaient à se faire raser la barbe. Thoros lui écrivit bien vite de ne pas faire cet affront à sa fille et lui envoya immédiatement trente-trois mille besants d'or. (Jacques de Vitry. 74).

[6]          C'est vers cette époque que Gabriel, gouverneur arménien de Mélitine, donna à l'autre Baudouin (de Bourg), d'abord comte d'Edesse et ensuite roi de Jérusalem, sa fille Marcille ou Morphie, dont naquirent quatre filles. L'aînée Mélissinde, fut donnée en mariage à Foulques, comte d'Anjou, qui succéda à Baudouin II sur le trône de Jérusalem. Mélissinde, après la mort de son mari, n'en resta pas moins souveraine de Jérusalem et comme telle lança des édits en 1160, sous le règne de son fils Baudouin III, à qui succéda son frère Amaury Ier. Celui-ci avait épousé Agnès, fille de Josselin II, lui-même fils de la fille de Constantin Ier, et de Josselin Ier. De son mariage avec Agnès, Amaury eut un fils, Baudouin IV, qui naquit en 1160, et mourut en 1185, sans laisser de fils. Deux ans après, la ville sainte fut prise par les Sarrasins et le royaume de Jérusalem finit en fait sans finir de nom. Parmi ses rois nominaux un des premiers et le plus fameux, Jean de Brienne, avait épousé la fille du premier roi arménien, Léon le Magnifique. Ainsi donc toutes les reines de Jérusalem furent ou arméniennes ou de sang arménien.

            La famille de Baudouin, gendre du prince arménien, est citée dans les Lignages d'Outremer, ouvrage qui fut traduit par un écrivain arménien presque contemporain, qui paraît être l'historien Héthoum. Voici ce qu'il y est dit (selon le texte arménien): «Le second roi de Jérusalem fut Baudouin de Bourg leur parent (des Bouillon). Il épousa la fille d'un prince arménien qui se nommait Gabriel le Baron et qui commandait Mélitine. Le nom de sa femme était Morphie. Elle lui donna quatre filles dont voici les noms: Mélisanthe, Alice, Hodiarde et Djiavié ou Djoié. Mélissanthe devint l'épouse de Foulques, comte d'Anjou; Alice devint la femme du prince d'Antioche; Hodiarde, celle du comte de Tripoli. Djoié se fit religeuse et on lui bâtit un couvent qui s'appelle St. Lazare de Béthanie. »

[7]           Un antique auteur de Mémoires, raconte en peu de mots sa vie. Il dit: «Constantin (fut) un homme brave et juste. Il fut aimé par le plus grand nombre des habitants du pays (Cilicie), avec les bras desquels il s'agrandit jusqu'au littoral (?) du Taurus; il s'empara de cette région. D'abord il occupa le château de Vahgah, d'où il s'élança à la conquête d'autres points de la plaine et des châteaux-forts. Il défit les Grecs à mainte reprise. S'étant allié aux soldats francs de la garnison  d'Antioche contre les Ismaëlites, et ayant déployé une vaillance extraordinaire, il émerveilla l'armée de ces braves, dont il reçut le titre de Comte et de Marquis. Après avoir mené une existence de conquérant et avoir eu deux fils, Thoros et Léon, il mourut en bon chrétien. »

[8]          Matthieu d'Edesse entre autres, et, surtout l'historien royal, qui dit; «Avant qu'il (Constantin) ne mourût, on vit un fait extraordinaire. Un feu, semblable à la foudre, vint jaillir sur le château de Vahgah. Il frappa un plat d'argent qu'il rejeta de l'autre côté de l'édifice, sous sept autres plats. On disait que c'était un présage de la mort de Constantin. Il mourut pendant cette année-là, après s'être confessé en digne chrétien, et fut enterré dans le saint monastère de Castalon. »

[9]           «Dans la même année fut vengé le sang innocent de Kakigh par le meurtre des trois fils de Mantalé. Ces derniers possédaient une redoutable forteresse près de Tzoughentchour Ձուկնջուր (Rivière aux poissons), qui dominait le pays des Kamirs (la Cappadoce). Ce fort s'appelait Guendrosgave. Le premier de ces frères avait de l'amitié pour Thoros, fils de Constantin et seigneur de Vahgah. Tous les trois avaient promis à ce dernier de lui donner ce château, car il se trouvait sur la frontière et ils étaient beaucoup inquiétés par les Turcs. Thoros alla leur rendre visite en ami, mais escorté de ses soldats. S'étant arrêté dans un lieu voisin, il leur envoya dire qu'il les y attendait. Un des trois frères, prenant avec lui des présents (qu'il voulait offrir à Thoros) se rendit auprès de celui-ci et lui présenta une magnifique épée et de riches vêtements. Après qu'ils eurent mangé et bu, Thoros lui rappela sa promesse de lui céder le château. L'autre, reniant sa promesse, lui répondit: «Nous ne pouvons pas vous abandonner notre propriété patrimoniale». Quand Thoros vit qu'il avait été trompé par eux (les trois frères), il dit à celui qui était venu: «Lève-toi, garde tes présents et va-t'en. Dorénavant prenez garde à moi». Thoros s'en retourna chez lui, laissant l'autre ; mais il revint en secret pendant la nuit; il plaça ses fantassins en embuscade autour du château-fort et se tint plus loin avec sa cavalerie. Le matin arrivé, chacun se rendait à ses affaires. Quand ils aperçurent les soldats en embuscade, ils revinrent sur leurs pas et s'enfuirent au château; les soldats de Thoros les y poursuivirent. Arrivés au château, les Grecs en fermèrent la porte intérieure contre les fantassins, mais ils n'eurent pas le temps de fermer la porte extérieure. Les soldats de Thoros emportèrent la porte et mirent le feu dans le château. Les habitants, épouvantés, ouvrirent bien vite la porte de l'autre côté et se mirent à se sauver. Les soldats de Thoros firent prisonniers les fuyards, s'emparèrent du château et coururent annoncer (leur victoire) à Thoros. Il en fut émerveillé, arriva joyeux et entra dans le fort. Il commença à réclamer tous les trésors; car l'or et l'argent de toute la province y étaient entassés. Thoros cria aux fils de Mantalé: Apportez-moi le glaive et les vêtements royaux de Kakigh! Ils les lui apportèrent. Thoros, à leur aspect, se mit à fondre en larmes et tous ses soldats pleurèrent avec lui. Thoros, furieux, s'écria: est le trésor? Ils s'obstinèrent à ne pas le lui dire. Alors on commença à les torturer. L'un d'eux se précipita du haut du fort et se tua. On recommença les tortures sur l'aîné qui dit insolemment à Thoros: Toi tu es un Arménien, mais nous, nous sommes princes grecs, que diras-tu à notre souverain? Thoros, exaspéré, lui répondit: Et vous, qui avez tué un homme puissant et sacré roi, qui venait se réfugier humblement auprès de vous, comme un père près de ses enfants, qui vous aimait, et  que vous avez assassiné, Kakigh, que direz-vous à la nation arménienne? Thoros, la rage au cœur, se leva, et s'emparant du manche d'un marteau, se jeta sur lui. En sanglottant, il se mit à le frapper jusqu'à ce qu'il l'eut tué. Alors Thoros rendit grâces au Seigneur qui l'avait jugé digne de venger le sang de l'innocent Kakigh, massacré perfidement. Le père de son père, Roupin, était des princes du roi Kakigh. Ensuite il (Thoros) s'empara d'un grand nombre de trésors d'or et d'argent et de toutes les provisions. Il emmena avec lui à Vahgah, le troisième frère et  laissa une garde au château».

[10]         En 1100, selon Matthieu d'Edesse, il y avait un certain Thathoul, ministre à la Cour de l'Empereur, prince des princes, homme brave, qui avait courageusement repoussé Bohémond quand il était venu pour s'emparer de cette ville. Les historiens byzantins disent qu'en 1103, Boutomite s'était rendu maître de cette ville et qu'il l'avait remise au général Monastre. D'où nous pouvons conclure que la ville de Marache tomba dans les mains des Francs entre 1100 et 1103. Lorsqu'elle fut reprise par ces derniers, notre historien Matthieu d'Edesse ne donne plus le nom de son gouverneur d'alors, il l'appelle seulement le prince des princes.

[11]         Thoros ne protégeait pas seulement ses compatriotes, il protégeait aussi les étrangers qui venaient se réfugier auprès de lui. On donne, pour exemple, Palac, devenu après le puissant prince d'Alep, qui fut vaincu par Maksoud, le sultan de Konieh, et vint chercher un refuge près de Thoros. (Aboul-Faradjy  l'an 1122).

[12]         Mathieu d'Edesse raconte ce fait plus longuement: «Après cela, Roger invita à la guerre les  soldats arméniens. Il fit venir Léon et lui dit: Tu viendras combattre demain; nous allons mettre les soldats arméniens à l'épreuve. Alors le grand seigneur arménien réunit tous ses soldats qui se trouvaient au camp. Tous entourèrent le brave guerrier du Christ, Léon. Celui-ci les encouragea l'un après l'autre. Le lendemain les Sarrasins vinrent à la rencontre des Francs; le prince des Arméniens acharna ses hommes contre les Turcs; il excita leur courage et ils se précipitèrent contre les Infidèles. Il (Léon) rugit comme un lion, et, avec ses soldats, donna un choc terrible contre les ennemis, qu'il mit en fuite et (poursuivit) l'épée dans les reins, jusqu'à la porte de la ville et en tua beaucoup. Il les assiégea et les tint si serrés dans la ville qu'ils ne purent faire une sortie pour combattre ses hommes. Léon, le prince des Arméniens, se fit un nom glorieux ce jour-là et reçut des louanges des soldats francs. De ce jour, Roger admira les guerriers arméniens. (Léon) serra de si près la ville d'Azaz, qu'après un combat cruel, il la força de se rendre et s'en empara tranquillement. Il ne fit aucun mal à personne et permit à ses habitants de sortir en toute sécurité. »

[13]         Vahram.

[14]         C'est de cette manière que je comprends ce que rapporte Aboul-Faradjy le syrien; mais on peut comprendre tout le contraire dans la traduction latine de cet historien. Isaac fut le beau-père de Léon; mais, comme celui-ci avait déjà des fils, parvenus à un certain âge, et qui lui étaient nés de la fille de Baudouin de Bourg, on ne peut pas le croire gendre d'Isaac.

[15]         Parmi les villes connues dont l'empereur s'empara, les Grecs en citent quelques-unes tout à fait inconnues, entre autres: Périclyton, Περιχλντο ̀ ν, et Kolonia, Κολω ̀ νια. Ephrem-Le Moine.

[16]         Voici ce que l'on prétend que Thoros aurait dit à son père: «J'ai vu dans mon songe qu'un homme m'offrait un pain avec un poisson dessus. Je le pris et je t'en donnai aussi. Le père, émerveillé, devina la signification du songe de son fils: Tu régneras encore, lui dit-il, sur le pays de la Cilicie que nos ancêtres ont acquis par la force, et tu étendras ton domaine jusqu'à la mer; c'est ce que le poisson veut dire. Mais moi je ne le verrai pas. »

[17]         Beaucoup de chroniqueurs le citent, entre autres, notre Héthoum, qui dit: «l'année 587 (1138), vint Ahmad-Mélik qui arracha des mains des Grecs différentes possessions de Léon: Vahga, Gaban et la Montagne-Rouge. »

[18]         L'historien Sempad dit seulement: «Trois ans resta pris notre pays par des étrangers», c'est-à-dire par les Antiochiens et par Mélik-Ahmad. Sempad croit ou que cette domination des étrangers eut lieu plus tard, ou que Thoros revint plus tôt en Cilicie. D'après les plus fidèles historiographes, Thoros ne rentra dans le pays qu'en 1144 ou 1145. Pourtant il paraît que Stéphané s'évada et revint avant cette époque. On ignore comment il opéra son évasion. L'historien royal parlant quelque part de ces deux princes, Thoros et Stéphané, dit qu'ils s'enfuirent en cachette. Vartan (LXXIII) dit de même et ajoute qu'ils s'en revinrent ensemble mais plus tard, en 1151.

[19]         Selon Michel le Syrien. Selon d'autres, Thoros se serait marié avec la fille du bailli Thomas qui était fils de la tante de Thoros. Ces deux assertions peuvent être vraies, mais il faut supposer que Thoros, aussitôt après la mort de sa première femme, en aurait pris une seconde, ou bien qu'il n'ait réusi à prendre la première.

[20]         Le même Michel dit que les Turcs écrasés par Thoros étaient au nombre de 3000. Il dit aussi qu'avant cet exploit, Thoros avait envahi «le pays de la Cappadoce  et avait marché  sur les Turcs et qu'il s'en était retourné avec un grand nombre de prisonniers, chargé de butin, et avec un nom glorieux».

[21]         L'historien d'Edesse (Mathieu) s'exprime ainsi: «Le sultan envoya un des grands princes de son fils Mélik, qui se nommait Yakhoub. C'était un homme méchant et cruel. (Le sultan) lui donna une armée forte de près de 3000 hommes pour aller dévaster Antioche. Après qu'ils (Yakhoub et son armée) eurent passé le lieu appelé Les Portes, tout-à-coup, comme si le ciel les envoyait, les chevaliers francs et le frère du généralissime, Stéphané, se jetèrent sur eux et les écrasèrent. Yakhoub fut transpercé d'une lance qui lui atteignit le foie. Il jeta un grand cri et mourut. » Vartan dit de même, mais plus brièvement (LXXIII); «Aghoub, leur chef, voulut se rendre, à la tête de 3000 hommes, à Anazarbe, vers la province d'Antioche, mais Stéphané, frère de Thoros, fondit sur eux et les écrasa tous. Les cris des mourants furent entendus jusqu'au camp (d'Aghoub), tous frémirent et s'enfuirent sans reprendre haleine. Le sultan n'eut que le temps de se sauver et de se réfugier dans son repaire».

[22]         Guillaume de Tyr (XVIII, 10) dit que Renaud, repoussa Thoros, après lui avoir infligé de grandes pertes.

[23]         Entre autres, Sempad et Matthieu d'Edesse. —Michel le Syrien, bien qu'il dise que ces massacres furent commis du consentement de Thoros, prétend que ce fut Renaud qui les commit.

[24]         Vahram lui aussi parle de cela comme ayant eu lieu bien avant. Un auteur de mémoires dit de même, mais cet auteur n'est pas contemporain. D'après ce qu'ils rapportent l'un et l'autre, on serait tenté de croire que Manuel serait  venu deux  fois en Cilice pour faire la guerre à Thoros, et qu'il y serait venu soit avant, soit après l'époque eut lieu la grande bataille près de Messis, et que suivirent de près les invasions du sultan de Koniéh.

[25]         Quelques-uns prétendent que ce fait eut lieu en 1163 ou 1164, mais l'historien royal dit que ce fut en 1165. C'est, du reste, ce qu'exige l'ordre du cours des événements du principat de Thoros.

[26]         C'est comme nous l'avons dit plus haut, avant que Manuel fût venu pour la première fois en Cilicie. Lors de cette première guerre, Partzer-pérte n'était pas encore aux mains de Thoros.

[27]         Le Beau, XVI, 405.

[28]         Je suppose que c'est ce que veut dire un auteur de mémoires contemporain: «C'est pour cela qu'il (Grégoire Degha) alla vers les deux gouverneurs ( ոստիկան ), pour les engager à faire la paix. Ils le laissèrent passer et le conduisirent dans l'imprenable château de Romcla».

[29]         Bernard. Petroburg. Le Beau VI, 351.

[30]         C'est ce que racontent les historiens arabes: El-Atir, Abouféda et autres.

[31]         Ce ne furent pas seulement des relations civiles, mais encore des relations religieuses qui commencèrent entre eux dès l'époque de Roupin; car le pape Lucius III, en 1184, écrivit une lettre à notre Catholicos Grégoire Degha.

[32]         Roupin paraît être mort le 6 mai 1187, car, dans une nécrologie royale, il est dit qu'il est mort au commencement du mois de mai. A propos de cette date du 6 mai, il est écrit: «Mourut le brave et victorieux Baron Roupin, le parent du Roi Kakig». On sait d'ailleurs que Roupin est mort le premier mai.

[33]         En arménien Ichekhan; c'est ainsi que sont appelés, dans les mémorandum de nos livres écrits en 1137: Léon I. en 1155: Thoros II en 1182: Roupin II. en 1193: Léon II. Un autre historiographe, écrivant en 1217, sous le règne de Léon, appelle le frère de celui-ci, Roupin le Grand.

[34]         Guillaume de Tyr, XVIII, 10, 17, 28; XX, 25; XXII, 24.

[35]         Ibid. XX, 26.

[36]         Ibid, XXII, 24.

[37]         Hist. d'Eracle, XXV; 19.

[38]         Le Protosébaste était le plus haut titre de la cour de l'empereur, mais il n'avait aucune charge. Il portait un bonnet d'or et une tunique verte.