LE HAYGH

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LE HAYGH

SA PÉRIODE ET SA FÊTE.

DISCOURS

PRONONCÉ LE 1 1AOÛT l859,,

À LA VINGT-CINQUIEME DISTRIBUTION ANNUELLE DES PRIX, COLLÈGE ARMÉNIEN SAMUEL MOORAT,

par

Le P. Léon M. D. Alishan

Directeur de Collège

PARIS.

IMPRIMÉ PAR AUTORISATION DE M. LE GARDE DES SCEAUX, A L'IMPRIMERIE IMPÉRIALE

M DCCC LX.

 

  

MESSIEURS

Ce jour solennel pour toutes les maisons d'éducation, maîtres et élèves présentent au public les fruits de leurs mutuels efforts pendant le cours de l'année scolaire; ce jour, objet de tant de vœux, récompense de tant de labeurs, ramène un anniversaire bien glorieux pour la nation arménienne. Ce jour, le plus grand, le plus sacré de notre calendrier national, ravive d'impérissables souvenirs, sur lesquels je demande à m'arrêter un instant, persuadé qu'un retour aux vieux âges de notre histoire ne sera pas dépourvu d'intérêt, même pour des personnes appartenant à d'autres nations, et principalement pour la France, qui forme la plus grande partie de cette assemblée. Noble et brave France, qui, douée d'un patriotisme aussi fier qu'éclairé, voit sans envie la prospérité, protège sans égoïsme l'infortune, et vole au secours de la misère! La France accueillit de tout temps, à cette heure même elle accueille, au sein de sa brillante métropole, les envoyés de tous les peuples, et surtout ceux de l'Orient, qui viennent puiser, dans ce grand réservoir de la civilisation, la force de maintenir ou de rétablir leur nationalité. Heureuse notre colonie arménienne de se familiariser, de se lier avec cette nation hospitalière du lien le plus sacré, le plus indissoluble, le lien de la religion la plus sainte, la plus glorieuse, la plus universelle! Jadis, Messieurs, en Orient, le peuple arménien fut le premier-né de l'Église [1], comme plus tard, en Occident, le peuple français, dont le chef porte encore le titre de Majesté très-chrétienne. Lien précieux entre la plus ancienne des nations orientales et la plus grande des nations modernes; heureuses si elles peuvent le maintenir plus généralement et plus étroitement encore! Je crois honorer et moi-même et tout le collège Moorat, en le disant à mes honorables compatriotes, qu'une précieuse sympathie amène aujourd'hui parmi nous, que cette assemblée compte des Français de haute distinction, sous le double rapport de la science et de la vertu. La présence de ces dignes personnages, présidés par un noble et illustre membre de l'Institut, protecteur zélé aussi bien de la religion que des arts et des sciences [2], est un témoignage irrécusable de leur bienveillance pour notre établissement. Messieurs les Français, je puis vous assurer que mes honorables nationaux, placés à vos côtés pour représenter les parents de nos chers élèves, admirent tous sincèrementles dons qu'il a plu à Dieu de départir à votre nation. J'en ai aussi l'intime conviction, ces enfants bien-aimés, objets de notre constante sollicitude, ne se borneront pas à une admiration stérile.

Dévoués au service et au profit du gouvernement de la Sublime-Porte, dont ils sont les sujets reconnaissants, fidèles aux vœux de leurs familles, ils sauront, sans altérer le type de leur nationalité, s'assimiler les nobles inspirations dont la France offre le brillant assemblage. La Société à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir a, de tout temps, professé la plus haute estime pour l'accord des idées religieuses et des idées nationales, et c'est sur ces deux bases qu'elle s'efforce d'asseoir ce collège, fondé par la générosité de l'homme laborieux et éclairé dont le nom, à jamais vénéré, est gravé dans nos cœurs comme au frontispice de cet établissement: Samuel Moorat. Si de telles convictions n'étaient pas anciennes chez nous, l'histoire contemporaine, de récents événements nous auraient surabondamment prouvé que les besoins impérieux des peuples réclament la religion comme principe de la civilisation, et le patriotisme comme fondement du bien-être et de l'honneur. Ces pensées m'encouragent à inviter cette noble assemblée à prendre part à une commémoration qui résume les plus anciens souvenirs de la nation arménienne: elle nous est chère cette commémoration nationale, d'autant plus chère, qu'après avoir subi tant et de si rudes épreuves, l'Arménie ne peut guère chercher que dans les souvenirs d'un glorieux passé des consolations pour le présent, de l'espoir pour l'avenir, et des modèles pour tous les deux

Je désire donc vous entretenir de ces souvenirs, vous rappeler ces fêtes établies chez nous depuis les temps les plus reculés, principalement la fête de Haygh, Հայկ, souche de la nation arménienne, fixée à ce jour même, 11 août. C'est non-seulement le navasart Նաւասարդ, c'est-à-dire le jour du nouvel an arménien, célébré chez nous avec une pompe extraordinaire, aux siècles de l'idolâtrie comme aux siècles du christianisme, et même aux temps des patriarches; non-seulement le commencement d'une ère nationale, peut-être la plus ancienne de toutes les ères, mais encore, et surtout, le jour commémoratif de la nationalité arménienne, de la constitution de l'Arménie en état indépendant, affranchi de la tyrannie de Nébroth (le Bélus biblique), par la bravoure et la piété de Haygh, arrière-petit-fils de Japhet ou de Noé; une ère remontant à 4351 ans avant ce jour, ou à 2492 ans avant J. C. chose parfaitement prouvée par la durée non interrompue d'une ère arménienne, qui, mesurée erronément par des années vagues ou civiles, (de 365 jours), ne nous est pas moins utile pour préciser la date dont je parle, et pour remonter à la naissance de cette période fameuse, connue chez les Egyptiens sous le nom de période sothiaque ou caniculaire, ou encore période de 1461 années vagues et de 146o années juliennes ou bissextiles, au bout desquelles le commencement de l'année vague et celui de l'année solaire coïncident pour le mois et pour le jour: c'est ce qui a donné aux Egyptiens l'idée du retour du fabuleux Phénix.

Cette période était connue aussi de nos ancêtres sous le nom de période de Haygh, Հայկայ շրջան, non-seulement  en mémoire de ce héros, mais parce qu'elle fut établie par lui-même, en l'année que je viens de citer. Deux périodes de Haygh, chacune de quatorze cent soixante ans, se sont écoulées depuis son établissement: la première commencée, comme je viens de le dire, avec la constitution ou la formation même de notre nation; la seconde terminée par une merveilleuse mais bien triste combinaison, l'année même de la perte de notre nationalité, si j'ose le dire; car c'est dans cette année 428 de l'ère vulgaire, la dernière de la seconde période de Haygh, que l'Arménie, dépouillée de son autonomie, fut absorbée par divers Etats. Après ce jour fatal, après ces doubles périodes (2920 ans), pendant le cours de la troisième période qui va bientôt finir, elle n'a jamais été soumise à un même gouvernement [3]. Cette troisième période de 1460 ans expirera dans 29 ans, l'an 1888 de l'ère vulgaire, pour faire place à une quatrième, que nous souhaitons plus heureuse

Pour développer le fait principal, c'est-à-dire pour établir la date et la fête de notre nationalité, il est nécessaire d'entrer dans quelques détails et de recourir à certains calculs: toutefois je ne voudrais pas, Messieurs, abuser de votre indulgence et vous égarer dans les champs arides des supputations; je laisserai l'un des savants français qui m'honorent de leur présence mettre en pleine lumière l'organisation du calendrier arménien, dont il a fait une étude particulière [4]

Je me borne à faire observer ici que chez nous, Arméniens, il y eut toujours, comme chez les Egyptiens, deux ères et deux années: une ère computée par années vagues, dont le commencement varie et recule d'un jour tous les quatre ans: ainsi nous sommes dans l'année 1308 de notre ère civile, dite proprement l' ère arménienne [5], différente de la période de Haygh, commencée le 31 août dernier, et qui finira le 30 du mois courant; tandis que l'année arménienne suivante finira le 30 août, et l'année 1888 commencera le 23 août, qui est le 11 du calendrier julien ou de l'ancien style. C'est ce même jour, 11-23 août, que commence toujours l'autre année, l'année fixe ou ecclésiastique arménienne, et qui compose, par conséquent, une ère fixe, dite de l' ancien calendrier arménien. Ainsi, à la fin de la période actuelle, ou bien l'an 1888, les commencements des deux années coïncident au même jour, 11-23 août, ce qui n'arrive qu'au bout de 1460 années solaires ou bissextiles, et 1461 années vagues ou civiles. Voilà ce que c'est que la période de Haygh

Il nous reste à savoir, et c'est le but principal de nos recherches, pourquoi on a fixé le nouvel an le 11-23 août, pourquoi la période de Haygh a commencé l'an ci-dessus indiqué (2492 avant J. C); car, comme tout le monde le sait, aucune époque astronomique dans le cours de l'année, aucune des saisons ne se combine avec la donnée d'un tel jour, c'est-à-dire avec le 11 août [6] il faut donc en trouver la clef dans des faits historiques [7]. En consultant d'abord, chez l'étranger, l'histoire ancienne, nous trouvons en effet, chez les Egyptiens, l'unique peuple qui puisse, par l'antiquité de l'origine, rivaliser avec l'Arménien (indépendamment de plusieurs traits de ressemblance, qui ne sont pas jusqu'ici assez démontrés), nous trouvons, chez ces habitants des bords du Nil, la fête annuelle des Noces de ce fleuve fécond, précisément un mois avant l'équinoxe automnal, ce qui revient au 11-23 août, jour du nouvel an arménien. Dans les solennités de ce jour notre nation célébrait aussi, aux siècles du paganisme, la commémoration du leur déesse Vénus, tandis que le commémoration du  déluge, qui est célébrée, en quelque sorte, même de nos jours, par des fêtes l'on joue avec l'eau et avec le vol des pigeons, le jour de la Transfiguration de Notre Seigneur, que nos anciens Pères de l'Eglise ont fixé au 16 du mois d'août, cinq jours après le nouvel an, et le jour même que nos ancêtres païens avaient consacré à  à leur déesse Vénus, Աստղիկ, tandis que le commencement de l'année avait sa divinité particulière [8]. Mais si ces deux fêtes, égytienne et arménienne, avaient quelque rapport entre elles, tant par la coïncidence du jour que par le souvenir, néanmoins les périodes sothiaques de ces deux peuples anciens ne correspondent pas, c'est-à-dire que leurs périodes ne commencent ni ne finissent dans un même espace de temps [9]. D'ailleurs la célébration de ces fêtes n'explique pas la cause du choix d'un tel jour, qui ne coïncide guère ni avec le commencement ou la fin du déluge, ni avec la crue ou la décrue des eaux du Nil, ni, non plus, avec l'époque héliaque de la canicule; il faut donc chercher une autre cause, et pour notre période de Haygh, et pour son premier jour. Or nos anciens auteurs du calendrier et nos hagiographes nous disent qu'après la confusion des langues chaque patriarche ou chef de tribu, quittant Babylone, et arrivant à la terre d'où il était sorti primitivement, ou dont il venait prendre possession, ordonna aux gens de sa suite de célébrer l'anniversaire du retour dans la patrie. Notre patriarche Haygh, disent-ils, arriva à la terre d'Ararat, au pays de Thorgom, son père, le 11-23 août (le 13 selon d'autres), et fixa le même jour pour être le commencement de l'année [10]. Ils prétendent encore que ce héros fut le premier à doter d'un calendrier sa nation naissante, qui le conserve encore en partie comme il lui fut transmis dans ces siècles primitifs [11]. Telle est, chez nous, l'origine de la fête du 11 août. Quant au commencement de l'ère ou de la période de Haygh, il le fixa vraisemblablement peu de temps après, l'année même il repoussa l'invasion de Bel et le tua, ce qui arriva l'an 2492 avant J. C. [12], comme le démontre la succession non interrompue de l'ère arménienne. La chronologie de notre histoire, qui, malheureusement, n'est pas assez détaillée pour ces temps anciens, nous indique cependant une date approximative de celle démontrée par l'ère arménienne [13]. Mais ce qui est plus important pour notre cause, c'est que l'ancienne chronologie étrangère concorde parfaitement avec la date de Haygh, car Jules l'Africain et Eusèbe, avec leurs calculs minutieux, nous donnent, pour la fin du règne de Bel, précisément l'an 2492 avant J. C. [14]. Cette concordance de l'ère arménienne avec la date donnée par les chroniqueurs étrangers, le témoignage de nos computistes du calendrier et de nos hagiographes, prouvent assez, ce semble, que nous pouvons accepter, sans hésitation, pour commencement de la période de Haygh et de la nationalité arménienne, l'an 2492 avant J. C. et pour notre fête nationale le 11 du mois d'août, qui tombait, dans sa première année, un samedi, jour férié chez les patriarches de l'ancienne loi [15]; ce qui pourrait venir à l'appui de l'assertion de nos historiens qui remarquent dans les faits de Haygh plus qu'un acte d'héroïsme, une démonstration religieuse, la délivrance de la domination du premier idolâtre, ou de celui qui s'arrogeait l'hommage, le culte à Dieu seul. C'est ce qui rend notre fête plus sacrée et plus chère encore

Après tant de témoignages de la tradition, de l'histoire, de la chronologie indigène et étrangère, reçus par toute une nation pendant quarante siècles, et sanctionnés par ses plus illustres écrivains et même par ses Pères de l'Église, n'est-il pas raisonnable d'accueillir, d'honorer et de célébrer un souvenir, une fête telle que celle de Haygh ? Ne serait-il pas téméraire, absurde, de tenir pour fabuleux tout ce qui précède l'époque ordinaire des temps historiques, surtout quand il s'agit d'un peuple aussi ancien que le peuple arménien, auquel est obligé  de remonter tout peuple qui cherche ses origines, c'est à-dire la terre natale de l'homme, le pays d'Éden? Rien de plus facile que de nier, mais rien de plus difficile que de nier avec raison. Quant à nous, il nous plaît de voir, même avec la critique la plus impartiale, dans notre patrie, après un Adam et un Noë, un Haygh, et nous nous félicitons de sa fête, à laquelle nous n'hésitons pas à inviter les descendants de la race japhétienne, qui certes n'avait pas, à cette époque-là, un chef ou un représentant aussi illustre que Haygh. Cependant, Messieurs, je ne prétends pas qu'on doive ajouter foi à tout ce que l'histoire ou la tradition nous ont rapporté de Haygh; mais je crois hors de doute que la nation arménienne avait un chef ou patriarche contemporain de Bel, pendant la fondation de la tour de Babel, qui, après la destruction de ce monument, vint s'abriter dans la terre d'Ararat, à laquelle il légua son nom. Ce nom, selon les Géorgiens, Haos, est figuré chez nous, ses descendants, par Haygh Հայկ, qui, selon les lois grammaticales de notre langue, n'est que le diminutif du monosyllabe Hay, Հայ, mot par lequel se nomme notre nation elle-même, et jamais arménienne, comme la nomment les étrangers. Souvent le nom de notre patriarche prend l'article final et se prononce Haygën, le Haygh, surtout quand il désigne l'Orion [16], car c'est ainsi que cette constellation se trouve appelée dans notre Bible et dans les autres anciennes écritures par nos saints et doctes Pères de l'Eglise, qui, sans doute, suivaient en cela une antique tradition nationale, les Grecs auront probablement puisé leur fable sur l'Orion, s'il faut que l'une des deux nations l'ait empruntée à l'autre. Croyance populaire ou flatterie des anciens bardes de l'Arménie, l'éclat de cette constellation jette un nouveau jour sur la réalité d'un Haygh. Cette réalité est encore constatée plus irrévocablement par une foule de noms géographiques, dont l'origine est attribuée, par l'histoire ou la tradition, à notre héros

C'est surtout sur le fameux plateau de Van [17], que se trouvent ces anciennes localités illustrées par le patriarche arménien, dont les fils ont conservé, durant la longue série de presque cent vingt générations, les noms consacrés et même les restes de ces primitives fondations de la terre, localités se trouvent encore leurs foyers domestiques. Le plateau que je viens de nommer, élevé de cinq à sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer, avec une étendue d'environ trois mille lieues carrées, dont un quart est couvert par les eaux salées d'un lac profond et magnifique, le plus grand de tous ceux de l'Asie occidentale et de l'Europe méridionale; ce plateau, dis-je, est un des plus remarquables du globe sous plusieurs rapports. La formation de son terrain, malgré l'état imparfait des observations géologiques faites jusqu'à présent, offre plus d'un phénomène attrayant pour le géologue et le naturaliste. Se trouvant sur la grande ligne volcanique qui entoure le globe du sud-est au nord-ouest, le plateau de Van est hérissé de grandes montagnes volcaniques, éteintes à la vérité, mais dont la dernière éruption est de la veille ou du matin même d'une jour née géologique; car on rapporte à l'an 1441 de l'ère vulgaire l'éruption d'une montagne qui porte encore le nom de Nébroth (le même que Bélus), l'antagoniste de Haygh; elle a plusieurs cratères remplis maintenant d'une eau potable. Sur le plus haut de ces volcans [18] on sent encore des exhalaisons sulfureuses. Tout le pourtour du lac, qui s'est d'ailleurs beaucoup agrandi [19] depuis les jours de Haygh, offre des vues pittoresques, sublimes, quelquefois aussi sombres et sévères, par le manque de verdure. Le temps, ou plutôt les flots, ont englouti quelques-unes des îles qui élevaient leurs sommités du sein de ces ondes insatiables, et qui portaient naguère des couvents et des villages populeux. Il en reste encore quatre [20], occupés depuis longtemps par des hommes pieux et voués à la vie contemplative. Une dizaine de villes [21] et plus de cent cinquante villages entouraient le lac; la plupart sont encore habités, d'autres n'ont conservé que des ruines remarquables par la richesse de l'architecture arménienne et sarrasine [22]. Pour l'archéologue il y a un vaste champ de longues et laborieuses études; car il y pourrait découvrir des traces de la plus haute antiquité, commençant de la forteresse de Van, nommée par les auteurs anciens Samiramocerta, bâtie par la première femme qui gouverna les hommes, sur des rochers taillés à pic, l'ambition des premiers conquérants de l'Asie a voulu s'immortaliser par des centaines d'inscriptions cunéiformes, copiées la première fois par un envoyé du Gouvernement français le savant Schulz, victime malheureuse de son zèle. Mais je m'éloignerais trop de mon sujet, si je voulais mentionner tout ce que l'antiquité y a laissé de ruines ou de souvenirs: ces bancs, ces gradins taillés en amphithéâtre sur les rocs; ces puits et ces aqueducs pratiqués pareillement sur des hauteurs escarpées; des digues et des murailles fondées sur les profonds abîmes, et des fleuves conduits, par des canaux artificiels, au travers des fondements des montagnes [23]. Ce plateau merveilleux par l'art et la nature fut le théâtre des faits à jamais mémorables de Haygh, qui retentissent encore sous les débris des monuments célèbres dans l'histoire et dans la tradition. Ce sont d'abord des cantons entiers bordant le nord et l'ouest du lac, qui portent, l'un le nom d'un des fils de Haygh, Khor, Խոռ, l'autre le nom de son petit-fils, Paz, duquel le lac même a reçu son nom primitif, la mer des Paziens, Ծով Բզնունեաց [24]. C'est ensuite le mont de Nébroth [25], dont nous avons parlé plus haut, au sommet duquel, selon la tradition de ces contrées, ce tyran voulait bâtir un palais, bientôt renversé par des foudres vengeresses, et englouti dans des gouffres naissants. Du pied de cette montagne on voit, vers le midi, une longue série de quartiers de roches énormes, que le vulgaire nomme les Pierres-Chameaux, Ուղտու քարեր, car il pretend que c'étaient des chameaux de Nébreth employés à porter du sable des bords du lac, pétrifiés par le courroux des cieux, et qui, probablement, sont des blocs et des jets volcaniques  d'une éruption des plus violentes. Sur le côté méridional du lac, et se baignant dans ses eaux, s'élève la haute  montagne de Côte-Bleue [26], Կապուտկող, connue dans l'antiquité par ses mines de fer et de plomb. Sur son penchant méridional se trouve encore le village de Pèlou, c'est-à-dire de Bel. La tradition dit que fut déposé le cadavre de ce géant. Du même côté du lac, beaucoup plus vers l'orient, se trouve le village de Dëchogh, Տշող, selon la tradition locale, fut tiré du corps du géant le trait parti de l'arc de Haygh; et, par l'ouverture qu'il y laissait, les rayons du soleil perçaient d'un côté à l'autre. D'une quarantaine de cours d'eau, plus ou moins longs, qui se déchargent dans le lac, le plus considérableestla rivière de Horgom, Հորգոմ, le Khoschab des modernes, dont les sources ne sont pas encore découvertes, mais qui, venant de l'est, tombe à l'angle sud-est du lac, près du village dont il prend le nom de Horgom [27]. La vallée, très-large et très-longue, de cette rivière, vallée qui contient encore plus de quarante villages habités par les Arméniens et portant des noms tout à fait arméniens, dont quelques-uns offrent le cachet d'un archaïsme remarquable, conserve, depuis les jours de Haygh, le nom le plus touchant et le plus sacré de tout un pays presque aussi vaste que la France: elle se nomme la Vallée des Arméniens, Հայոց ձոր, titre le plus simple et le plus sublime que pût donner le chef et le père d'une nation naissante, qui a vu, sur ces plages lointaines, ses braves fils et petits-fils se battre à ses côtés contre l'ennemi le plus redoutable du monde, le terrasser et remporter sur lui la première des victoires, et, en même temps, la plus légitime, la plus glorieuse et la plus féconde en résultats

En remontant cette vallée, éminemment arménienne, on arrive au centre même du champ de bataille, et aux  monuments les plus vénérables; ce sont trois endroits ou trois bâtiments contemporains et synonymes des faits c'est le village de Haygh, "les Arméniens" Հայք (Խեք) (d'où le nom de la vallée) bâti, par notre héros vainqueur sur le lieu même du combat [28]. Un peu plus  loin, vers le midi, se trouve le village Asdouadzachène Աստուածաշէն, ce qui signifie, en quelque sorte Théopolis, Bâti par Dieu, ou Bourg-le-Dieu; car la tradition dit qu'en cet endroit Dieu parut à Haygh et bénit son arc, qui fut pour lui l'instrument de gloire, et pour son adversaire l'arme de mort. L'histoire reconnaît Haygh pour le premier et le plus brave archer. Entre ces deux villages se trouve le monument par excellence, la forteresse de Haygh, Հայկայ բերդ, au sommet d'une haute colline isolée, s'élevant, comme par enchantement, du milieu de la plaine; elle porte, tout le long de sa crête, l'enceinte de la forteresse en ruines, dont il reste encore trois ou quatre rangs de pierres et de blocs énormes, d'une construction cyclopéenne, bien qu'on y trouve des pierres de taille. Au milieu de l'enceinte on voit une excavation dans la roche, peut-être pour servir de citerne. Aucun voyageur européen ne s'est aventuré jusqu'à ces contrées reculées, qui datent de la première page des mémoires humains. Aucun étranger n'y a en tendu cet écho mystérieux qui répète encore la voix héroïque de Haygh aux oreilles de ses derniers fils; on dirait qu'une horreur divine y plane sur les origines sacrées d'une nation prédestinée, et qu'un esprit paisible se plaît à parcourir cette vallée protégée par les mânes des pères de cette nation [29]. Mais qu'est-ce qu'on voit si près du berceau et des sources mêmes d'un peuple modeste et noble? Des tombeaux, et, pour ainsi dire, des embouchures d'un autre peuple cruel et turbulent! Au pied de cette colline même, tomba Bel avec ses formidables guerriers, avec ses soixante géants, Haygh creusa leur dernière demeure, et il nomma ce lieu Les Tombeaux Գերեզմանք ։

Quant à lui, on croirait qu'il habita quelque temps près de la ville actuelle de Van, car, dans les vastes jardins et vignes de cette ville, qui s'étendent du côté de l'orient, il y a un endroit nommé Haygavank Հայկավանք Demeure ou Hôtel de Haygh, tout auprès d'une colline rocailleuse, dans laquelle on avait découvert, depuis longtemps, des cavernes artificielles et des tablettes d'inscriptions cunéiformes; mais récemment, l'année dernière, en fouillant au pied de cette colline, on parvint à trouver des antiquités de plus haute importance: des vaisseaux métalliques avec les mêmes caractères cunéiformes, des idoles dorées et même des pièces en or massif; des vases céramiques d'une facture inconnue, contenant des grains de céréales plus gros que nature, qui, à peine touchés, s'en allaient en poussière [30]

A l'extrémité du plateau de Van, dans le long rempart qui en forme le côté oriental, parmi ces montagnes nommées anciennement Zagros, se trouve aussi Kélishine, qui veut dire, en persan, Colonne bleue; c'est une montagne de plus de neuf mille pieds, auprès de la quelle on a pratiqué, depuis les temps les plus reculés, un passage qui conduit de l'Arménie à la Perse; sur le sommet de la montagne subsiste un monument gravé en caractères cunéiformes; à son pied, au voisinage, se trouvait encore un village portant le nom de Haygh, mentionné par les auteurs syriens [31]. D'ailleurs tous ces endroits qui portent le nom de notre héros ne furent pas pour lui des demeures stables, des lieux de prédilection, ou sa résidence habituelle: celle-ci fut choisie sur un autre plateau, vers le centre de la grande Arménie, non loin des sources de l'Aradzani, ou du Mourad moderne, qui est l'Euphrate oriental. A cette plaine Haygh donna un nom aussi bien adapté que les autres; il la nomma Hark, Հարք, Les Pères, pour indiquer  que s'installèrent ceux qui venaient d'être les pères de la nation arménienne. Il y bâtit un bourg auquel il  imposa naturellement son nom Հայկաշէն, Haygachène, Bâti par Haygh, ou Bourg de Haygh. Le voyageur prussien Ch. Koch a rencontré dans cette plaine, qui maintenant se nomme Khenouss, un village du nom de Hayk ou Payk

Mais je crois, Messieurs, que c'en est assez des monuments matériels pour nous convaincre de la vérité des principaux faits de l'histoire de Haygh; pourquoi ne m'est-il pas donné de citer, outre le témoignage des historiens qui, depuis deux mille ans, ont traité de ce héros, quelques fragments antérieurs à leurs récits, quelques uns de ces chants populaires qui célébraient jadis les prouesses d'un si digne ancêtre ? Cependant j'ai le bonheur d'annoncer à l'élite des philologues qu'une grande épopée sur Haygh vient d'être publiée, tout récemment, en notre langue, par un vénérable poëte et célèbre grammairien, le R. P., Arsène Bagratide, membre de la Société mékilariste. Après avoir travaillé sur ce bien-aimé sujet plus d'un quart de siècle, il a élevé un monument des plus durables à la gloire de son héros et de sa race. La littérature arménienne en est fière, et si, pour les charmes poétiques, elle peut faire question en regard des plus grands maîtres de cet art divin, pour la pureté et la richesse de sa langue classique elle ne le cède à aucun auteur contemporain

Quant à moi, Messieurs, en vous exposant aujour d'hui la cause de notre fête nationale, son authenticité, ses preuves, ses monuments, j'ai moins l'intention de faire revivre un souvenir si noble et si cher par lui même, ou de le publier à l'étranger, que de m'élever au niveau des sentiments d'honneur et de devoir que réclament la position et le caractère dont je suis revêtu. Et, pour mieux m'expliquer, permettez-moi d'emprunter encore un trait, un dernier trait, au sujet que j'ai développé. Lorsque Haygh, dit l'histoire, terrassa l'ennemi commun, il ordonna d'embaumer et de colorier le cadavre du vaincu, de l'emmener à son domaine de Hark (le pays des pères), et de l'ensevelir sur une hauteur, pour qu'il fût à la portée du regard des personnes moins braves et des enfants. C'est à la contemplation d'un pareil tableau que je vous invite aujourd'hui, fils de Haygh, enfants chéris, sur cette nouvelle terre de vos pères, Moorat et Mékhitar, pour observer les vaines dépouilles de l'orgueil, de l'ignorance et de l'impiété, sur lesquelles triomphent le noble courage, la sagesse et la piété de votre patriarche et de vos pères semblables à lui! Si haut que soit ce trophée ignominieux, il n'arrive pas même au piédestal de la colonne de dignité nationale, élevée par Haygh, soutenue par ses dignes fils, et enrichie des noms de leurs descendants braves, sages et pieux, qu'y grava le long cours de quarante-quatre siècles. A la vue d'un monument moins gigantesque, mais plus touchant et encore plus âgé que les pyramides des Pharaons, ne sentez-vous pas vos cœurs s'animer des plus purs sentiments d'humanité, de sagesse et de piété, que vous suggèrent, que vous imposent l'exemple de notre nation, le désir ardent de vos parents et de vos maîtres; l'attente du Gouvernement qui vous protège comme de fidèles sujets, et de celui qui vous accueille comme des hôtes intelligents; enfin cette ardeur même de votre âge et la noble émulation qu'on a raison de vous demander? Votre position exceptionnelle, pour ainsi dire, au cœur de l'humanité, près de ce foyer du mouvement intellectuel qui caractérise cette capitale entre toutes les autres, exige encore un nouvel effort sur vous-mêmes. Et que veut cette noble assemblée qui vous entoure, sinon vous rappeler que la meilleure partie de votre vie, votre âge actuel, a une haute mission; que vous devez employer toute votre activité pour conquérir une triple éducation: l'éducation de l'esprit, pour en exercer les nobles privilèges, qui sont acquis par les sciences; l'éducation du cœur, qui vous enseigne à chercher, autant que les vôtres, les intérêts de vos familles, de votre patrie, en un mot de tous vos semblables; enfin l'éducation de l'âme, qui vous montre une fin bien au delà de la terre, qui vous dévoile une autre patrie plus belle que celle d'ici-bas, une société des élus, des fils de Dieu, à laquelle conduit sûrement le chemin de votre sainte religion! Courage donc, chers élèves! Que cette joie, fruit de vos travaux annuels, mêlée à celle de votre plus grande fête nationale, et aux encouragements de cette assemblée, ravive votre zèle pour la nouvelle année scolaire, de manière que vos progrès éclatants ne laissent aucun doute que vous ne soyez dignes d'inscrire vos noms sur le monument de la gloire nationale, si ce n'est à titre de héros, du moins à titre d'hommes de piété, de science et de patriotisme!



[1] Une dizaine d'apôtres et de disciples de J. C. ont évangélisé dans diverses contrées de la Grande et de la Petite Arménie, le christianisme se conserva toujours; mais c'est la première année du IV siècle que la nation arménienne tout entière, avec son roi, le vaillant Tiridate, embrassa le christianisme à la prédication de saint Grégoire l'Illuminateur

[2] M. le baron I. Taylor.

[3] La dynastie plutôt la puissance fondée par Haygh, et conséquemment nommée Hayghanide, l'an 2492 avant J. C. finit vers l'an 331 avant l'ère chrétienne, par l'invasion d'Alexandre le Grand en Asie: elle dura donc 2161 ans. Bien que, dans ce long intervalle, l'Arménie subît diverses fortunes, cependant nous avons encore les noms des 60 souverains ou lieutenants arméniens qui gouvernèrent l'Arménie depuis Haygh jusqu'à Vahé, tué dans la bataille contre les Macédoniens, après laquelle l'Arménie, nominalement fief des Séleucides, se gouverna néanmoins par des princes indigènes, jusqu'à l'an 149 avant J. C. Valarsace l'Arsacide fonda une nouvelle dynastie, qui, sous 26 souverains, dura 577 ans, et finit l'an 428 de l'ère vulgaire, expirait aussi la seconde période de Haygh, 2920 ans s'accomplissaient depuis l'affranchissement de Haygh. A dater de ce jour l'Arménie fut partagée d'abord entre les Byzantins et les Sassanides, puis entre les divers conquérants de l'Asie occidentale. Bien qu'une nouvelle dynastie, ou plutôt diverses dynasties arméniennes aient régné simultanément dans la Grande Arménie entre le IX et le XI siècle; bien qu'une autre dynastie, celle de Roubénides, régnât en Cilicie dès l'année 1080 jusqu'à 1375, cependant l'Arménie était toujours partagée entre différentes puissances, comme elle l'est maintenant entre les trois empires: Ottoman, Russe et Persan

[4] M. Edouard Dulaurier, orientaliste distingué, qui nous promet un grand ouvrage sur la chronologie arménienne, en deux volumes, dont le premier est sous presse

[5] Cette ère connue des Français du moyen âge sous le nom de l' étreure ou la lettreure des Hermines, et qui commence au 9 juillet de l'an 552 de J. C. ne procède pas de la période de Haygh, mais elle en tire son origine; car cette année (552) n'était que la 125e année de la III période de Haygh. Toutefois, comme il fallut dans ce temps-là faire quelque innovation dans le calendrier ecclésiastique, on commença la même année, sans changer le jour du nouvel an, à compter une nouvelle ère, qui prévalut sur l'ancienne, bien qu'elle n'en différât pas dans sa forme, car toutes les deux se calculent par des années vagues. Une pareille innovation avait eu lieu l'an 122 de J. C. sous l'heureux règne de notre Ardachès II, roi Arsacide, qui renouvela le calendrier arménien, et par cette innovation, dit le plus brave de nos computistes de calendrier, le docteur Jean le Diacre (mort en 1129), l'ère de Haygh cessa. Ce qui veut dire, selon nous, qu'Ardachès adopta l'année julienne et modifia son calendrier sur le romain, comme les Cappadociens l'avaient fait un peu avant lui; mais il fut impossible de faire changer au vulgaire l'ancien style, ou l'usage de l'année vague, qui depuis les jours de Haygh jusqu'à présent sert à calculer le temps chez les Arméniens, au moins dans leur chronologie nationale. Comme les Egyptiens, comme les Persans et tous les peuples civilisés avaient quelques modes particuliers pour régler les variations des époques de leurs fêtes, les Arméniens avaient aussi leur manière à eux pour combiner leurs années vagues avec les solaires. Cette manière ne nous est pas bien expliquée, par suite de la perte des ouvrages spéciaux de nos anciens computistes, et même de Jean le Diacre, le plus célèbre d'entre eux, dont nous n'avons que des fragments. Cependant l'année solaire, ou bien un calendrier fixe, était connue depuis les temps les plus antiques, de manière que quand le Diacre renouvela, l'an 1116, le calendrier arménien, et établit l'année fixe ecclésiastique, ou celle des hagiographes, il donna naissance à une nouvelle ère nommée la petite ère ou l'ère du Diacre, Սարկաւագայ թուական, datée de l'an 1084, dans laquelle venait expirer la période pascale de 532 années, commencée chez nous avec notre grande ère vulgaire, l'an 552. Or cette innovation ne fut connue que comme une révélation du calendrier arménien primitif; ainsi nos chroniqueurs disent du Diacre que «il mit en lumière le calendrier du vieux arménien ». Ou bien on dit: «telle fête tel jour, selon Jean le Diacre et selon l'ancien arménien». Or, comme l'année du Diacre est la solaire ou fixe, telle était aussi celle de l'ancien arménien, établie et rétablie par nos saints Pères au commencement du V siècle, précisément à l'époque la seconde période de Haygh venait de se terminer; par saint Grégoire l'Illuminatenr, au commencement du IV siècle; par Ardachès II, et probablement par d'autres, plus anciennement encore

[6] Et cependant aucun de nos rénovateurs du calendrier, ni nos saints Pères, ni le célèbre docteur Jean le Diacre, n'ont osé changer le jour de la nouvelle année, et ils l'ont laissé le 11 août, respectant le souvenir national consacré depuis 30 à 36 siècles, comme nous le verrons dans le développement de notre discours

[7] Nous aimons à transcrire ce que dit à cet égard Daunou, dans son Cours d'études historiques, vol. V, page 41: «Les peuples antiques, ainsi que les modernes, ont ouvert leurs années, non pas au point précis d'un équinoxe ou d'un solstice, mais dans le cours du mois qui suivait ou précédait l'un de ces points. Plusieurs causes ont amener ces pratiques vagues et  irrégulières ... Des événements et des établissements politiques avaient réglé l'ouverture et le cours des années, soit civiles soit religieuses»

[8] Le jour du nouvel an arménien se nomme  Նաւասարդ, Navasart, qui est aussi le nom du premier mois du calendrier. On a émis plusieurs opinions sur l'origine de ce mot: selon les uns il venait de nav, նաւ, navire, et art, արդ, maintenant, comme s'il indiquait le temps de navigation; selon les autres, il signifiait innovation, dérivant du mot indo-germanique novus, nouveau; d'autres ont cru que c'était le nom de Nabozarte, lieutenant du fameux Napubalassar qui rédigea le calendrier babylonien et fonda l'ère qui porte son nom et commence le 26 février 747 avant J. C. Vraisemblablement le mot est d'origine homogène au sanscrit: signifie nouveau, comme dans le mot arménien navagadik, Նաւակատիք par lequel on désigne la fête des inaugurations pour toute nouvelle fabrique, ou fêtes des naissances, et  de sart, սարդ ou de saradas, sanscrit, qui veut dire année, ou plutôt de sart qui a un sens de jeunesse ou d'âge, comme dans Երիտամարդ, yéridasart, jeune homme; ausart, jeune femme

Nous citerons une autre tradition qui croit que Navasartest est le nom de la première fille de Haygh, et qui, en ce sens, signifierait, nouvelle fille ou fille aînée

Le mot de navasart, signifiant le nouvel an et ses fêtes, prend quelquefois la forme du pluriel  Նաւասարդք, տօնք նաւասարդաց, les navasarts. La déité qui présidait au jour du nouvel an se nommait, chez nos ancêtres Դիք Ամանորեայ, c'est-à-dire: c'est-à-dire: le Dieu du nouvel an, et c'était le Vahaqu ĕ n Vanadour Վահագն վանանտուր, l'Hercule hospitalier arménien. Son temple principal, les fêtes de Navasart étaient célébrées par le roi et son armée, s'élevait près des sources de l'Euphrate oriental, c'est-à-dire à l'extrémité du plateau de Bayazid, dans le village de Bagavan, Բագաւան, qui veut dire Bourg-aux-dieux, Panthéon arménien, auprès duquel saint Grégoire l'Illuminateur baptisa le roi Tiridate et son armée, aux sources mêmes du premier fleuve du monde, et, renversant le temple du dieu du nouvel an, y bâtit une église en l'honneur de Jean-Baptiste, laquelle céda la place à une vaste basilique érigée par la munificence de l'empereur Héraclius, l'an 634, et qui reste encore debout, portant son ancienne inscription arménienne

[9] Selon les calculs les plus accrédités, les périodes sothiaques égyptiennes commençaient les 2786e, 1326e années avant J. C. et la 136e après J. C. Quelques-uns disent 2782, 1322 avant J. C. et 139 après J. C. On croit que les Égyptiens non seulement connurent dès la plus haute antiquité cette période de 1460 ou 1461 ans, mais encore qu'ils calculèrent la durée astronomique de l'année qui a 11' et 12'' de moins que 365 jours et 6 heures. Ainsi, pour que le lever héliaque de la canicule, le solstice d'été et le commencement de l'inondation du Nil coïncidassent dans un seul et même jour, il fallait une période plus longue, c'est-à-dire 1505 ans. Cette grande période commençait chez eux, selon quelques archéologues modernes, les années 1277, 2782, 4287 avant J. C. M. Lepsius prétend même que les Égyptiens, originairement, se servaient de l'année fixe solaire, qu'ils abandonnèrent ensuite, à l'occasion de quelque événement remarquable. Quant à nous, Arméniens, nos périodes sothiaques, ou de Haygh, commençaient aux années indiquées dans le texte de notre discours

 

[10] Le docteur Jean, dit le Cénobite, Վանական, qui écrivait dans la première moitié du XIII siècle, suppose que Haygh arriva à son pays le 15 du mois ilul hébreux, qui correspond plutôt au 13 du mois d'août; et que quatre jours après le nouvel an des Arméniens commence celui des Égyptiens, Ethiopiens, Bithyniens, Cappadociens, etc. En effet, les années des Coptes et des Éthiopiens commençaient, selon leur calendrier, le 17-29 août. Quant aux anciens Égyptiens, il semble que leur année fixe commençât le 20 juillet

[11] Un de nos plus anciens auteurs anonymes du calendrier sont: dit que le premier rédacteur ou auteur du calendrier fut Haygh, avant Moïse, et il le suppose inspiré par Dieu même. Selon ces auteurs, Haygh nomma les douze mois des noms de ses filles et fils. Les noms des mois (qui ont chacun trente jours)  sont 1. Նաւասարդ, Navasart; 2. Հոռ, Hor; 3. Սահմ, Sahm 4. Տրէ, Dré; 5. Քաղոց, Kag'hotz; 6. Արաց, Aratz; 7. Մեհեկ, Méhégh; 8. Արեգ, Arèk; 9. Հարուանց ou Ահեկ, Harpuantz ou Ahég; 10. Մարեր, Marer; 11. Մարգաց, Markatz; 12. Հրոտից ou Հրորտից, Hroditz ou Hrorditz, et Աւելեաց Avéliatz, c'est-à-dire les 5 jours d'épagomènes. Le 1, 2, 3, 7, 8, 10 étaient les noms des filles; le 4, 5, 6, 12 des fils, le 9 et 11 avaient de l'analogie avec les saisons; il y a un peu de vraisemblance à l'égard de quelques-uns de ces noms, mais ce n'est pas le lieu d'en discuter

[12] Wakhoucht, fils du roi Wakhtang, célèbre géographe et historien géorgien, donne pour cet événement l'an du monde 2856, qui correspond, selon son calcul, à l'an 2272 avant J. C

[13] Jean VI, Catholicos (le patriarche), historien qui écrivait au commencement du X siècle, donne pour la durée du temps de Haygh jusqu'à Valarsace, 2295 ans; de Valarsace jusqu'à J. C. nous avons 149 ans; or 2295 + 149 = 2444: c'est 48 ans de moins que ne voudrait la période de Haygh; mais comme l'historien parle seulement de Haygh, et n'indique pas le fait d'où commence son calcul, on peut supposer qu'il date de la mort même de notre héros, comme les Assyriens dataient leur chronologie de la mort ou de la fin du règne de Bélus, ainsi qu'on va voir dans le texte.

[14] Ils donnent pour l'avènement du règne de Ninus l'an 2057 avant J. C. Avant ce roi avaient régné, en Assyrie, une dynastie arabe 215 ans, et une autre antérieure 225 ans et 8 mois: total 44o ans, 8 mois; or, comme ces années n'étaient que de 36o jours, selon l'usage des Chaldéens, elles se réduisent à 435 années communes et 5 mois, ou 145 jours: or 435 + 2057 = 2492, qui est juste l'an du commencement de la période de Haygh. Nous dirons ici, en passant, que l'Africain suit la chronologie de Bérose, et que les fameuses périodes ou cycles de ce célèbre historien chaldéen, ses sars, soss et nérs, qui ont été le sujet de maintes dissertations et de controverses, ne sont que des périodes de simples jours: un soss est 60 jours ou 2 mois, un nér 10 soss ou 600 jours, un sar est 10 ans (de 360 jours) ou 3600 jours; ainsi, par exemple, le 4 nér du règne d'Évocus n'est que 6 ans et 240 jours; aussi l'Africain ne lui donne-t-il que 6 ans et 8 mois de règne. Et quoi qu'on dise de ces 432, 000 ans commençant d'Alorus, roi antédiluvien, jusqu'au déluge, ce ne sont que de simples jours équivalants à 1200 ans chaldéens, ou à 1183 ans civils (de 365 jours) et 205 jours: ainsi le commencement de ce règne antédiluvien, vrai ou non, convient à l'an de la création d'Adam, 1058, comme le disent, entre autres, nos historiens Vartan, du XIII siècle, et Michel le Syrien, du XII, sans mentionner ces myriades d'années de Bérose. Cette date est démontrée aussi par l'histoire égyptienne de Manéthos; selon cet auteur, avant Mênes, premier homme-roi, régnèrent en Egypte six ou sept dieux et neuf demi-dieux, 24, 900 ans; or Desvignole a montré que ces années n'étaient que des lunaisons, qui composent 1183 années solaires, précisément la durée des rois chaldéens

[15] La seconde période commença un mercredi, l'an 1032 avant J. C., la troisième ou l'actuelle, un dimanche de l'an 428 après J. C., la quatrième commencera le jeudi, 11 août 1888. Mais ce qui est frappant, c'est qu'en admettant deux périodes encore avant l'ère de Haygh, le commencement de la première de ces périodes tombe un vendredi, jour de la création de l'homme, l'an 5412 avant J. C. On sait que le célèbre chronographe docteur Hales admet, pour la date de la création ou d'Adam, la même année. Nos chronologues les plus accrédités admettent l'an 5424; c'est aussi cette dernière date qui se trouve dans la fameuse inscription de la cathédrale d'Ani, écrite l'an 1012 (1010) de J. C

[16] Ainsi dans Job, XXXVIII, v. 31, la traduction arménienne  dit: «Qui a dévoilé le Hayg. » Ո եբաց զպատրուակն Հայկին ։ De même en Isaïe, XIII, v. 10.

Dans quelques ouvrages astronomiques ou calendriers arméniens Haygh est désigné pour la planète de Mars, et dans quelques écrits astrologiques il est dit: « Qui naît sous l'astre de Haygh (Mars) doit mourir par le fer». Nous ne doutons pas que Haygh, par sa bravoure, ne méritât d'être placé dans ce brillant astre en dépit de Mars; mais nous remarquons aussi avec plaisir que nos ancêtres avaient consacré ou dédié à leur brave chef tout ce qu'il y a de plus brillant. Un archéologue italien du XVII siècle, qui supposait l'Iliade d'Homère une allégorie représentant la lutte entre l'Asie et l'Europe, ne doutait pas que Mars ne signifiât les Arméniens

Haygh signifie aussi, selon d'autres, les Balances, que nous nommons ordinairement Կշիռք, gh ĕ chirke, et quelques-uns Շամփուրք, champourke

[17] Ce plateau entre celui d'Azerbeydjan et les bassins du Tigre et de l'Euphrate, est comme un pays neutre, n'étant tributaire d'aucun de ces grands fleuves d'Arménie

[18] Le mont Sipan ou Seyban, l'ancien Massik, au nord du lac, la plus haute des montagnes qui l'entourent, supposé avoir de 12 à 14, 000 pieds de hauteur absolue.

[19] Excepté peut-être le côté ouest, toutes les autres directions sont envahies par ses eaux: celles-ci n'étant pas assez considérables, si on les juge par la quantité de rivières qui tombent dans le lac, font supposer une source qui jaillit des abîmes mêmes du lac, des soulèvements successifs ont eu lieu sur une grande échelle dans ces vastes et profonds champs volcaniques cachés aux yeux mêmes des géologues et des naturalistes. J'ai connu quelques voyageurs français qui m'assurèrent de leurs études particulières faites sur les lieux mêmes; cependant, jusqu'à présent, aucune de leurs relations n'est publiée, et ce que nous trouvons dans les voyages imprimés jusqu'ici nous laisse beaucoup à désirer.

[20] Ce sont le Lim, Լիմ, Ghedoutz, Կտուց, Ag'htamar Աղթամար, et Ardère ou Ardi, Արտեր, Արտի. Nos anciens ont conservé encore les noms des trois autres îles qui ont disparu depuis quelques siècles.

[21] Telles que Akhlat, Խլաթ ou Ախլաթ, Արճէշ, Ardjéche ou Adeldjavase; Արծկէ, Arzghé; Բերկրի, Pergri; Վան, Van Ոստան, Vosdan

[22] On peut voir dans l'ouvrage du voyageur anglais M. Layard, Discoveries in the ruins of Nineveh and Babylon, etc. 1853, quelques vues des monuments funèbres d'Akhlat, pages 23, 24

[23] Nos historiens, et en quelque sorte même Diodore de Sicile, font remonter à Sémiramis la construction des monuments de Van, qui ont eu successivement d'autres fondateurs indigènes ou étrangers, qui y laissèrent de grands souvenirs. Ce sont, après la reine conquérante, les rois de Babylone ou, selon une autre opinion, une dynastie particulière des rois arméno-mèdes; puis les Achéménides, ensuite nos princes Reshdouniens, Ռշտունիք  dans le I siècle avant J. C. Ardachès II, sus-mentionné au II siècle après J. C. et enfin les princes Ardzerounites, descendants de Sennachérib, l'Assyrien, aux IX et X siècle.

[24] Le canton de Khorr, nommé Khorkhorounik, Խորխորունիք, entoure le mont Sipan que nous venons de citer (voy note 17 ), et celui de Peznounik, Բզնունիք, côtoie le nord-ouest   et l'ouest du lac, c'est le pays d'Akhlat, d'Arzghé et de Tadouan. Le lac, chez nous, porte ordinairement le nom de lac ou de mer de Van, mais anciennement on le nommait mer des Peznounik, mer d'Ardjeche, mer d'Ag'htamar, mer des-Rĕshdouniens, ou  simplement mer salée.

[25] On le nomme ordinairement Namroud ou Mamroud. Il cache les sources de la rivière de Mégh ou Méghri, Մեղ, Մեղրի, qui fertilise la belle vallée de Mouch

[26] C'est presque vis-à-vis de Sipan: on le nommait aussi  anciennement, Ընձաքիսար, c'est-à-dire le pic d'Enzak, du nom  d'un village; actuellement on l'appelle Mont-Pélou, du nom d'un autre village

[27] On le nomme aussi Endjil-Tchay, du nom du village Անգղ, Anghel ou Endjil.

[28] On peut consulter, pour l'histoire de cette bataille, Moïse de Khorène, I, chap. II

[29] Ces quelques détails sur des lieux si intéressants, je les tiens d'un de mes confrères, qui, il y a une dizaine d'années, a visité ces lieux. C'est le R. P. Nérsès Sarkisian, qui, dans les années 1844-1852, a parcouru la plus grande partie de l'Asie Mineure et de l'Arménie, de Smyrne jusqu'à Van et au monument de Haygh, une étendue de 16° en ligne droite. Ayant pour but spécial de consulter les manuscrits arméniens et de relever les inscriptions antiques, manquant d'ailleurs d'instruments scientifiques, seul il a exécuté ce long et pénible voyage, et, abandonnant tout détail secondaire ou amusant, il n'a indiqué que la position topographique et statistique des villes principales et des villages remarquables par leurs monuments antiques; il a levé plusieurs plans linéaires des anciennes églises, et copié quelques inscriptions grecques, géorgiennes, cufiques et turques, outre une foule d'arméniennes, avec quelques-unes des cunéiformes de Van. La relation de son voyage n'est pas encore imprimée, et ce serait un grand service rendu aux amateurs des sciences géographiques et archéologiques, si quelque main puissante venait appuyer l'édition de l'ouvrage avec la copie des inscriptions.  

[30] Une partie de ces trouvailles s'est partagée et en même temps brisée ou détruite entre les mains des paysans; le gouvernement local s'est emparé de l'autre; quelques morceaux, parvenus jusqu'à Constantinople, ont été recueillis par d'habiles antiquaires.

[31] Voir, pour ces lieux, les relations des voyages de M. H. C. Rawlinson, dans le Journal de la Société géographique de Londres ou Ritter Ertkunde, t. IX, p. 1024, 1025.