Physiographie de L'Arménie

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IV.

 

Ce petit insecte nous invite à passer du règne végétal au règne animal, et d'abord à l'ordre de ses similaires; nous trouverons naturellement dans notre pays quelques nouvelles espèces d'insectes, et surtout un grand nombre de Coléoptères. Un voyageur allemand [1] en a recueilli des milliers, qu'il a distribués à différents cabinets d'histoire naturelle de son pays. Un de ses compatriotes [2] a signalé dans la partie orientale de l'Arménie, une espèce de cigale très-grande, qui pourrait par son ramage rivaliser avec les hautbois de Théocrite. - La reine de cet ordre zoologique, l'abeille, exerce, surtout dans les provinces de l'Ararat et dans le midi, son admirable industrie, qui figure dans la liste des exportations de notre pays. - La culture du ver-à-soie n'est pas d'ancienne date chez nous: elle réussit assez bien dans les provinces voisines de la mer Caspienne

Un ordre plus élevé d'animaux, celui des Poissons, mérite notre attention, malgré le peu de développement des côtes du pays. Le  saumon de la taille d'un homme remonte des bords caspiens dans le Cour et l'Araxe, en si grand nombre qu'on en recueille seulement les eufs pour préparer d'excellent caviar. Le poisson le plus répandu en Arménie est la truite, qui pullule dans toutes les rivières et dans les sources mêmes de l'Euphrate, à 9000 pieds de hauteur. L'Araxe nourrit le Djanar, poisson très-long, et le gros Lok (Siluris glanis), qui dans l'Euphrate et dans le Mourad surtout atteint des proportions gigantesques, et n'est connu que comme un cétacé. On croit en trouver aussi dans le petit lac d'Artchague, extrêmement poissonneux. Tout près de celui-ci se voit le grand lac salé de Van, le plus considérable de toute l'Asie Antérieure; aussi le nomme-t-on la Mer Salée, ou Mer d'Aghthamar, du nom d'une de ses îles. Tout étendu qu'il est, il n'a qu'une seule espèce d'habitants, un petit poisson nommé Darékh ( Տառեխ ), aliment précieux, objet d'un commerce très-important: salé et séché, il est expédié dans les provinces, en Kourdistan et en Perse [3]. - La mer douce ou le lac de Sévan, plus petit  que celui de Van, et plus haut (6500') nourrit douze espèces de poissons, selon l'opinion de ses riverains. Un autre lac au pied de la chaîne d'Ararat, l'ancien étang de Gok, qui porte maintenant le nom de Lac-à-Poissons ( Balek-ghiol ), produit un revenu annuel d'un million: c'est pourquoi il a été, il n'y a pas longtemps, un objet de litige entre les gouvernements russe et ottoman. - Laissant aux ichthyophiles le soin de chercher dans les rivières de l'Arménie ce poisson noir, dont parle le vieux Ctésias, et qui avait une saveur mortelle, je voudrais que nos touristes jetassent un coup d'eil sur l'ensemble de ces eaux qui forment les petits et les grands lacs de l'Arménie, et donnent à sa configuration un aspect tout particulier. Non loin de la mer d'Aghthamar, il faut voir celle d' Urmia, plus longue et peut-être plus étendue encore. La Mer-du-Nord nommée actuellement lac de Tchelder, au N. O., forme, avec les trois grands lacs dont je viens de parler, un rhombe sur la surface de notre pays, et se trouve au centre d'une douzaine de lacs plus petits. Au S. O., outre le beau lac de Ghïoldjik, (Ծովք, Dzovk), de nos ancêtres, il y en a une quantité d'autres sur les montagnes appelées pour ce motif Bine-Ghïol (Les  Mille-lacs). La superficie d'une quarantaine de lacs de l'Arménie pourrait nous donner un total d'environ 10, 000 hectares. Les bords de la plupart de ces lacs, moins pourvus de verdure, offrent des sites plus variés et plus grandioses que ceux de la Suisse

Mais le spectacle le plus beau et le plus animé qu'ils nous présentent, est celui de leurs habitants ailés. Aucun pays du monde, que je sache, n'a peut-être une quantité et une variété si grande d'oiseaux aquatiques que les lacs et les marais de l'Arménie: le plus connu parmi ces derniers est celui de Garine. Les œufs de ses volatiles suffisaient à la nourriture des habitants de cette localité, selon le témoignage de notre grand historien. C'est une exagération un peu forte, n'est-ce pas, Messieurs ? Mais que diriez-vous du témoignage de ces sportmen anglais attachés au consulat ou à des factories d'Erzéroum, et qui nous assurent que, dans la belle saison, les bords du marais, jusqu'à une grande distance, sont presque littéralement couverts de bandes de volatiles, qui arrêteraient une course équestre? On a compté dans cette plaine plus de 200 espèces d'oiseaux, la plupart aquatiques. Presque les trois quarts des genres de l'ornithologie sont  représentés en Arménie, surtout ceux des Échassiers, des Palmipedes, des Passeraux et des Oiseaux de proie. Parmi ces derniers, il faut noter le grand vautour des a gneaux, et les faucons de Sber (Ispir) et d’Ararat, si adroits à saisir au vol leurs semblables: élevés dans cet art, ils sont payés jusqu'à 200 francs. Parmi les oiseaux de chasse, la grosse perdrix, semblable à celle des Indes, et d'autres variétés de la même espèce; la bécasse, la bécassine, l' outarde, le francolin, le faisan ordinaire, la caille et le râle: parmi les aquatiques, plusieurs variétés d' oies et de canards sauvages, de cygnes, de pélicans, de harles et de morillons, l' ibis noir ou vert, outre les deux pèlerines bien connues, la grue et la cigogne, qui sont aussi en Arménie l'objet d'une vénération particulière

Nos anciens rois, outre le grand veneur, avaient l'intendant de la chasse aux oiseaux; plusieurs familles ou dynasties princières empruntèrent leurs noms à ces oiseaux, tels que l'aigle, le faucon, le cygne, le pigeon, la grue, etc, et ils les portaient vivants ou en effigies dans les fêtes nationales, dont l'origine remonte sans doute à une antiquité très reculée, et peut-être au déluge. Cette grande catastrophe n'a laissé en aucun autre pays  de traces aussi sensibles dans la configuration du terrain, aussi bien que dans les souvenirs historiques; et quelques-unes de ces habitations liquides que nous venons de voir, ne recèlent-elles pas des restes de cette grande inondation, qui a modifié sensiblement l'économie de notre globe? Les alluvions de la plaine inférieure du Cour, les terrains sédimentaires de la vallée de l'Araxe, ne nous montrent-ils pas clairement qu'ils subissaient, à une époque géologiquement peu éloi gnée, la domination des Néréïdes? et le reste de leurs coquillages fossiles, qui ont leurs représentants vivants dans la mer Caspienne, ne prouvent-ils pas suffisamment que jadis une mer tendait ses bras onduleux à une autre mer par-dessus le pays qui fut ensuite le berceau de l'homme et la patrie de l'Arménien? Messieurs, je ne suis ni géologue ni aruspice, mais je persiste à croire que tant d'animaux peuplant l'air, l'eau et la terre, répandus sur les hauts bassins de notre pays, ne servent pas uniquement à une démonstration scientifique; ils me transportent au théatre même de la création et du déluge! 

Passons maintenant à une autre race animale. La Faune de l'Arménie n'est pas aussi riche que la race volatile: la climatologie en  donne la cause; cependant, à une époque comparativement moderne, on y voyait encore des bêtes fauves des plus terribles. Qui ne connaît le charmant vers de Virgile [4] ? 

Daphnis et Armenias curru subjungere tigres  Instituit:

et celui de votre ancien évêque de Clermont [5]

Aut ut tigriferi pharetrata per arva Niphates.

Tournefort a vu des tigres dans les crevasses de l'Ararat. Le roi des animaux, le lion, est mentionné aussi par Aetius [6], et par nos auteurs des IV et V siècles, et même par un autre qui vivait au commencement du X. Le léopard et la panthère y sont connus même de nos jours. Nous ne parlerons pas des autres bêtes plus communes, ni de celles qui attaquent les autres, des chiens, quoiqu'on en trouve de très-grands et de très-forts; seulement je ne saurais passer sous silence le chat à long's poils de Van, qui ne le cède en rien à celui d'Angora, et la blanche hermine à queue noire, l' Armenios des Latins [7], introduite en Europe

Les animaux domestiques, heureusement, sont très-nombreux en Arménie; nous avons déjà mentionné l'abondance de l'espèce ovine; dans l'espèce bovine, le buffle paraît originaire du pays; car sa femelle se nomme proprement en notre langue madague (մատակ), nom qui désigne la femelle de toute la race des bêtes. - Le gibier est aussi très remarquable, surtout par son abondance: ainsi, de toute antiquité, les rois et les nobles des pays voisins passaient quelque temps en Arménie pour s'y livrer au plaisir de la chasse. Nous avons différentes espèces d'antilopes, de cerfs et de daims, que regrettait même au lit de la mort, Ardachès, un de nos rois païens: «Ah! qui me donnera, disait-il en soupirant, la fumée du foyer et la matinée du navasarte [8] ! Puissé-je voir encore les bonds de la biche et entendre le glapissement du cerf! Puissions-nous encore sonner nos cors et battre nos tambours!» - Citons le sanglier, qui dévaste encore aujourd'hui les rizières du Tatar, au pied de l'Ararat, et l' onagre rapide, qui, poursuivi par Ardavaste, fils d'Ardachès, l'attira jusqu'au fond de la gorge de cette montagne classique, , entrainé par des Génies, ce roi infortuné, se débat encore, selon la tradition dans ses chaines de fer, incessamment léché par ses lévriers fidèles. Un moment encore, et on verrait le roi courroucé s'élancer de ces cavernes ténébreuses pour hater la fin du monde, si les coups redoublés du marteau des forgerons, ne venaient river et resserrer ses chaînes! 

Les bêtes de somme de notre pays sont célébrées par un des prophètes dans ses imprécations contre Tyr: «L'Arménie t'envoie des mules, des chevaux et des cavaliers» [9]. Ezéchiel n'y ajoute pas le nom d'un autre animal moins grand, moins présomptueux, mais non moins utile, surtout dans des pays montagneux. Trois districts de la province de Mogk portent le nom de l' âne. Mais le mulet était naturellement plus recherché. On réservait le mulet blanc pour les sacrifices au soleil, et le service des rois; on s'en servait même pour leurs convois: le char qui portait le cercueil doré du grand roi Dertade était trainé par des mulets blancs. Le blanc, couleur par excellence, devait briller même à la mort de nos rois: la ville nous

sommes, Messieurs, a assisté à la dernière de ces pompes funèbres: Paris a vu mourir en 1393, le dernier roi arménien, Léon VI; son lit de parade était de satin blanc; ses domestiques portaient des habits de la même couleur, en le conduisant aux caveaux des Célestins

Voilà maintenant le prince de cette famille des animaux, qu'un de vos plus éloquents naturalistes, Messieurs, a signalé comme «la plus belle conquête de l'homme!» et que chez nous, l'auteur de l'Art rural nomme «le siége des rois, le rempart des cavaliers, le terrasseur des ennemis, le port des voyageurs, celui qui chasse loin les provinces, fait retentir les villes et recule les confins». Mais quel est le premier brave qui a fait cette noble conquête? Je n'interrogerai pas Job: «Est-ce toi qui as hérissé son cou d'une crinière mouvante?» mais je de manderai, non sans quelque peu de fierté: Qui, le premier, a pu faire mordre le frein à cet animal tour-à-tour volcan vomissant et compagnon caressant: quel heureux mortel a subjugué le cheval ? Notre histoire, nommez-la tradition, nommez-la mythe, nommez-la comme vous voudrez, cependant notre histoire dit que dans la première campagne du monde, après la confusion des langues, le père et le chef de notre nation, Hayg, se servait aussi de cavalerie contre l'armée de Bel, qui, de son côté, vaincu et tué, laissa au pouvoir du vainqueur des troupeaux de chevaux, de mulets et de chameaux. Le cheval a été, il est encore, une des meilleures productions de l'Arménie, et l'instrument de sa gloire. La force de l'armée nationale était dans sa cavalerie. Aram, le plus renommé des descendants de Hayg, contemporain de Ninus, disposait de deux mille cavaliers à côté de 40, 000 fantassins. Le temps a changé la proportion: douze ou quatorze siècles plus tard, l'Arménie pouvait, comme nous l'avons vu, par le témoignage d'Ézéchiel, après s'en être servie pour elle même, pourvoir les marchés de Tyr de ses chevaux et de ses cavaliers si renommés dans l'antiquité. Le même prophète nous assure en quelque sorte, dans un autre endroit, que la cavalerie arménienne conduisait à la victoire les Assyriens. Des cavaliers arméniens se rangèrent aux champs de la Troade avec les derniers fils du vieux Priam contre l'élite de la Grèce homérique. Sous la domination achéménide, l'Arménie fournissait annuellement au roi des rois, dans les fêtes Mithriaques, 20, 000 chevaux, qui étaient préférés à  ceux de la Perse et de la Médie: plus de 50, 000 coursiers se réunissaient, dans la saison favorable, à la plaine de Moughan. Le plus grand conquérant parmi nos rois, et le plus orgueilleux des hommes, Tigrane, avait rangé, dit-on, sous ses drapeaux jusqu'à 150, 000 chevaux (!) outre 17, 000 cataphractes, c'est à-dire homme et cheval entièrement couverts d'armure, qu'un historien compare au dos du crocodile. Presque invincibles dans la plaine sous un chef habile, ces derniers n'étaient dans des lieux étroits qu'un grand embarras pour eux-mêmes et pour ceux qu'ils masquaient: aussi ces myriades de soldats de Tigrane furent-ils culbutés par les troupes de Lucullus qui, eut l'adresse de les enfermer dans une sorte de Thermopyles. Aujourd'hui, les Kurdes, qui usent et abusent de notre patrimoine, vendent chaque année aux Perses et aux Ottomans plus de 50, 000 chevaux. - Le cheval arménien parait chez les anciens le plus connu et le mieux apprécié, après l'arabe: c'est par lui que commence un auteur grec anonyme sa description des chevaux selon les pays; il le décrit comme assez grand, fort et robuste, au dos large, aux flancs charnus, et hennissant fréquemment. Il lui joint le cheval phrygien: et de ces  deux races il croit issue celle de la Dalmatie. Même actuellement, le cheval arménien tient peut-être la première place après l'arabe et l'anglais: à la vérité il n'a ni la taille ni la forme élancée de ces deux nobles races; il est plus petit, plus trapu; mais il n'est pas moins rapide; il a peut-être plus de force et d'agilité, et il les surpasse sans aucun doute par son habilité à monter et à descendre, à la course, les terrains accidentés et montagneux. Sur le champ de bataille, il peut se mesurer avec toute autre race; et à ce feu noirâtre qui jaillit de ses yeux, vous le diriez le plus terrible des animaux de guerre. Parmi les races propres à l'Arménie, celle de Khenouss est la plus belle; on croit même que le nom de Nisée, pays renommé chez les anciens Grecs pour ses coursiers, vient de cette province; d'autant plus que le bon coursier en arménien se nomme nejouyk (նժոյգ). Les chevaux de l'Arménie du nord sont également bons, forts et beaux; les plus ordinaires d'entre eux pourraient, selon l'expression d'un naturaliste allemand [10], se placer à côté des meilleurs individus des écuries de Stuttgard; et il conseille d'en introduire en  Europe par la voie d'Erzeroum, Trébizonde et Trieste

La nature, qui avait doté le pays d'un si bel animal, inspira aussi son possesseur pour le bien dresser et pour s'en servir encore mieux: l'art de l'éducation du cheval était donc porté à un haut degré chez nos pères, témoin quelques écrivains latins, et des ouvrages spéciaux chez nous, qui présentent une anatomie parfaite de l'animal. Quant à son usage, c'était un plaisir, une merveille, une gloire pour la jeunesse et la noblesse nationale. Un général célèbre des armées de nos rois, Mouchégh, surnommé le Vaillant, assassiné traitreusement dans un festin, ne regrettait autre chose à son dernier soupir que de mourir loin de son blanc coursier, qui l'avait porté à plus d'une victoire. Le fier roi Sapor vaincu et par le bras et par le cœur généreux de cet illustre chef, avait ordonné de le représenter en sculpture monté sur son cheval blanc, dans la salle même de ses festins, et souvent il buvait à la santé du Chef au coursier blanc... Mais nous voilà entrainés trop loin par l'essor de nos Pégases: quittons donc avec eux le règne animal pour donner un coup d'oeil rapide, très rapide même, sur le possesseur naturel d'un tel pays.



[1] M. Wagner.

[2] M. Colenati.

[3] Un helléniste nous a fait remarquer qu'en grec le nom de notre poisson, Tapexos (.... ), signifie le poisson salé, et quelquefois d'autres salaisons

[4]  Églog. V.

[5] Sidoine. Chant 2. Niphates montagnes de l'Arménie meridionale.

[6] Aetius, Hist. Animal. XVII.

[7] Dont le nom indique l'origine el qui fut de chez nous.

[8] Le premier mois du calendrier armenien (11 août-9 septembre), et les fêtes du nouvel an

[9] Ezech. XXUT. 14

[10] M. Wagner.