Physiographie de L'Arménie

Հեղինակ

Բաժին

Թեմա

V.

 

Rendons gråces au Père de la nature, qui a su faire si bien apprécier ses dons par l'intelligent naturel du pays, habile à en tirer parti dès l'origine des temps historiques, et à les propager chez l'étranger. L'Arménien fut de tout temps agriculteur laborieux chez lui, commerçant actif au dehors; agent intrépide des nations qui ne se connaissaient pas, il faisait l'échange des produits naturels ou manufacturiers des contrées éloignées de plusieurs degrés du méridien, et parcourait toute l'étendue de la terre civilisée; il apprenait les langues des peuples auxquels il servait d'interprète, et étudiait partout l'économie et l'industrie. Aucun pays n'a été, et n'est étranger pour lui: toutes les nations en ont quelques souvenirs. Si l'on voulait étudier attentivement l'histoire des migrations ou de la dispersion des peuples, telle que nous la présente la Genèse, on verrait aisément que le nord et l'occident de l'Asie, et toute l'Europe sont peuplés par des colonies qui ont quitté ou traversé l'Arménie, avant et après que celle-ci portat ce nom. Bien que la critique moderne envisage  diversement la question des langues et de leur filiation, cependant il est juste de se rappeler que, soit pour la langue, soit pour la race, aucun pays du monde n'a été l'objet d'autant de comparaisons et de rapprochements que l'Arménie. En commençant par Hérodote, Strabon et Eustathe, demandez à tous les linguistes et philologues, tels que Acoluthe, Schwartz, Bochart, Calmet, Hervas, Lacroze, Wiston, Leibnitz, Le-Brigance, Schröder, Heeren, John William, Anquetil, Pallas, Klaproth, Adelung, Bop, Pot, Petermann, Windischman, Gatterer, Niebuhr, et tant d'autres, demandez leur de quel idiome se rapproche l'arménien? Chacun vous répondra à sa guise; et vous verrez à coté de l'arménien se ranger tour à tour le Phrygien, le Syrien, le Babylonien, le Chaldéen, l'Hébreu, le Tatar, le Turco-Caucasien, le Khozare, le Parthe et le Pehlevi, le Zende, l'Indo-gérmanique, l'Arien, le Médo-perse, le Grec ancien ou le Pelasge, l'Etrurien, l'Égyptien et le Copte, le Celte et le Welch, enfin le Biscaïen, et le Finnois. Malgré la confusion étrange de tout ce chaos d'où l'on a voulu tirer l'arménien; malgré toutes ces assertions plus ou moins hasardeuses, toujours est-il qu'au fond il doit y avoir quelque  chose de vrai et d'originaire; autrement on ne saurait expliquer comment tant de têtes si graves aient donné dans ce chaos fanta stique

Il faut d'ailleurs noter que si la Bible, les anciennes chroniques et les traditions nous montrent l'Arménie comme une pépinière des peuples et des races, elle a été aussi, par un contraste mémorable, l'hôte des colonies des différents peuples; Assyrien, Chaldéen, Hébreu, Hindou, Chananéen, Scythe, Caucasien, Théssalien, Grec, Mède, Parthe, et méme Chinois. Toutes ces races, conservant d'abord plus ou moins purement leurs mœurs et leur idiome particuliers, au bout de 25 siècles se confondirent, et s'absorbèrent dans la race et la langue dominantes, l'arménienne, laquelle naturellement se modifia et s'en richit de leurs dépouilles. La religion chrétienne sanctionna le long travail des siècles, et de tant d'éléments héterogènes, ne fit qu'un seul peuple qui, au commencement du IV siècle, occupait une étendue de terre à peu près grande comme la France actuelle, divisée en 20 satrapies ou pays feudataires, subdivisée en 620 cantons ou districts, qui contenaient au moins 40, 000 communes, surveillée ordinairement par 120, 000 hommes sous les armes, et partagée en plus de 200 évêchés

Une époque postérieure de 1500 ans a changé la face et les constitutions du pays, qui a subi toutes les secousses, tous les caprices, tous les coups de la fortune: de nouveaux peuples se sont emparés de l'Arménie; on les y voit encore distinctement: mais la religion, et la langue interposant une barrière insurmontable, ont abandonné à l'étranger le sol de l'Arménie, conservant toujours à l'aborigène sa chère patrie. Ainsi éloigné, chassé même du sol natal, l'Arménien porte ses pénates avec lui: il cultive la Patrie dans son riche langage, il la vénère dans sa religion, il l'étudie dans ses souvenirs et l'adore dans son existence. Cet amour de la patrie, malgré l'égarement de quelques uns de ses fils et l'apathie de quelques autres, a conduit la nation arménienne pendant 44 siècles, à travers toutes sortes d'événe ments, à travers les révolutions de la nature et de la politique, à travers des nations qui sont nées après et mortes avant elle

Jetez, pour la dernière fois, un regard sur cette ile-à-montagnes [1], élevée entre les mers  Noire et Caspienne, le Golfe Persique et la Méditerranée, - elle roule les ondes du Phison, de l'Halys et de l'Iris, du Cour et de l'Araxe, du Tigre et de l'Euphrate, de Pyramis et du Cydnus, - cherchez sur leurs bords déserts les orgueilleuses métropoles des nations, et dites-moi: sont Ninive, Babylone, Ctésiphon, Séleucie, Samarra? dites-moi plutôt sont leurs fondateurs, ces peuples si puissants et si renommés dans l'antiquité: les Chaldéens, les Assyriens, les Parthes, les Cappadociens, les Cyliciens, les Lydiens, les Carthaginois, et tant d'autres? Demandez à un homme des anciens jours, qui, vivant à l'époque de leur plus grande force et à l'apogée de leur prospérité, en prévoyait déjà la ruine; demandez dis-je à Ezéchiel, sont ces nations qui répandaient la terreur dans les régions des vivants? Hélas! il vous montre les profondeurs de la terre, les abimes, un lac affreux, l'empire du néant, et il vous répond: «Là est Assur et sa multitude autour de son sépulcre,... est Elam, et sa multitude autour de son sépulcre;... sont Mosoch et Thubal;... est l'Idumée et ses rois et ses chefs, et sa multitude autour de son sépulcre; tous trainés, avec ceux qui ont été la proie du  glaive, à l'abime de la perdition» [2]... Trêve à tes menaces, lugubre prophète, oserais-tu dire encore que «Là sont les princes d'Aquilon, tous ces généraux de l'Assyrien, qui ont été emmenés avec les morts; et ils ont dormi avec ceux qui descendent dans le lac?» [3]. Ne vois-tu pas que, comme les ondes qui ont vu ces peuples sur leurs rivages, se perdent et se confondent avec la mer insatiable, tandis que leurs sources coulent toujours des mêmes hauteurs, ainsi la nation arménienne, qui avait son domicile entre ces sources, y reste encore, pendant que les autres se sont anéanties dans le gouffre du temps? Apprends-le de nous, saint prophète, car nous voyons sans voile ce que tu entrevoyais à travers le rideau de 24 siècles; apprends-le de nous: ces princes de l'Aquilon et de l'Orient, ces généraux de l'Assyrien, ne sont pas morts tous comme Assur et Elam: ils ont survécu aux blessures du glaive; le sépulcre n'a pas englouti tout ce qu'il convoitait; et l'Arménien, seul de ces peuples contemporains que tu énumères, veille lui-même autour du tombeau de ses ancêtres, comme autour du berceau de ses descendants ! 

L'Arménien, peuple généreux, peuple hospitalier, peuple croyant, fut utile à plus d'un peuple; et si parfois, comme guerrier, s'alliant à Phul et à Salmanassar, il a trainé en captivité les fils d'Israël, il les a au moins protégés aux bords de ses fleuves et sur les hauteurs d'Armon [4]; si allié avec Nabuchodonosor, il a emmené en captivité les princes de Juda, il les a honorés chez lui plus que ses propres princes, car il a reconnu en eux des fils de David et de Salomon, et il s'est servi de leurs mains pour se coiffer de sa tiare radiée, qu'il a posée ensuite sur la tête de sa captive [5]: s'il a forcé (étant contraint lui-même) les fils et les filles de Jérusalem à essayer, sur des harpes mouillées de pleurs amers, les hymnes de Sion sous les saules de Babylone, il n'a pas été sourd à la voix du Très Haut qui lui parlait par la bouche d'un autre prophète [6]: «Appelez-moi contre Babylone

les rois d'Ararat, de Minni et d'Ascenez; armez contre elle les guerriers; faites monter contre elle les coursiers nombreux comme une multitude de sauterelles». Armé  de sa lance et de son arc classiques il est accouru avec l'Oint du Seigneur, son allié Cyrus: et, rompant, après 70 ans, les chaines de ses captifs, il a conduit lui-même Salathiel et son peuple à travers les confins de l'Arménie, de la Mésopotamie et des nations ennemies, sains et saufs, jusqu'au centre de la Palestine [7]

Et maintenant vous comprendrez, Messieurs, que l'Arménie ait pu éluder les menaces des prophètes: car elle était elle-même une terre privilégiée, la bien-aimée du Seigneur, qui s'y révéla de bonne heure

Il faut que tout peuple qui cherche son origine, se tourne vers ce pays-là. Pour retrouver les traces d’Eden, le plus sur chemin est celui de l'Arménie: c'est elle qui offrit à Dieu le limon béni de sa terre, et reçut de ses mains le père et la mère des humains. C'est elle qui leur offrit ensuite tout ce qu'il fallait pour leur existence, leurs affections et leur repentir; c'est elle qui fut le berceau du premier-né et le tombeau du premier mort; c'est chez elle que s'éleva le faite de l'Ararat pour recevoir une fois encore l'unique famille humaine et le reste des animaux échappés au déluge; et par les descendants de cette  famille, devenus ses hôtes, elle peupla une seconde fois toute la terre. C'est elle qui a nourri les patriarches et conservé dans toute sa pureté leur foi primitive. Abraham lui même, le nouveau père des croyants, tire d'elle son origine; car on reconnait maintenant l'Ur des Chaldéens dans les derniers remparts des montagnes de la Cordouène, l'une des 15 satrapies ou provinces de la Grande-Arménie. Enfin c'est elle qui, selon la pieuse tradition, conjurait Jésus avec le chef des Apôtres, de se méfier des Juifs et de s'abriter avec son roi Abgare à Edesse. Elle accueillit un grand nombre des Apôtres et des Disciples, et leur offrit la première vierge martyre, la fille même de son roi, que j'aime à appeler sœur d'Abel: car tous deux sont les premières victimes du monde primitif et du monde régénéré, l'un immolé par son frère, l'autre par son père: divine tragédie! C'est l'Arménie qui, après trois siècles d'hésitation, s'est consacrée entièrement, avant tout autre pays, à la foi chrétienne, qu'elle garda toujours, et dont, chose singulière et contraste sérieux, après avoir été le premier, elle est encore le dernier boulevard à l'orient de la terre; car il n'y a pas un seul pays chrétien au delà du méridien de  l'Arménie du côté de l'Est, exception faite des colonies et des missions qui sont, pour ainsi dire, des plantations parmi les païens

Mais si elle fut le premier État chrétien, elle fut aussi le premier parmi les peuples qui, provoqué, prit les armes pour la défense de la religion de la paix. Guidés par leur brave et saint roi Dertade les Arméniens confondirent les légions romaines commandées par le farouche Maximin Daja, l'auguste de l'Orient; en même temps, Constantin assurait dans l'Occident le triomphe de la même foi, mais il n'était encore que simple admirateur du signe de la Croix, tandis que Dertade en était adorateur zélé depuis une douzaine d'années [8]

C'est par le sentiment de la vraie foi, ce sentiment par excellence, que l'Arménie a pu non seulement exister et résister jusqu'aujourd'hui, mais encore jouer malgré la perte de son autonomie, le rôle le plus difficile, celui de concilier les intérêts des deux mondes, entre lesquels la Providence l'a placée; et si elle a failli quelquefois à des devoirs si délicats et si rigoureux, elle s'est trompée plutôt qu'elle n'a trompé les autres. Ce n'est  pas sans quelque mérite qu'elle a pu gagner l'estime et la confiance des nations dominantes et voisines. Elle a étée l'alliée de l'Empire romain pendant deux siècles: elle a prêté des armées et des chefs intrépides aux Sassanides et aux Byzantins; elle a placé les plus habiles de ses fils sur le trône de Constantin, et comme vice-rois à côté des dominateurs de l'Egypte et de l'Indoustan; elle a émoussé le glaive de l'Arabe en plus d'une manière, l'a instruit dans plus d'un art nécessaire, lui a donné des modèles d'une architecture qui, modifiée plus tard, s'est introduite dans les contrées lointaines: l'Europe même, à son insu, s'en est servie. Alliée aux Croisés de Godefroy, elle a conquis Jérusalem; alliée aux archers de Houlaghou, elle a conquis Baghdad. Elle a donné plus d'un ministre, plus d'un fonctionnaire, et des militaires distingués aux gouvernements des empires Ottoman, Russe, et Persan, qui l'ont partagée entre eux: et tout récemment un poste très difficile sur l'ancien confin des royaumes de Hiram et de Salomon, (tout le monde me comprend bien), a été confié à un de ses fils, à qui nous souhaitons toute la sagesse nécessaire pour dissiper des jalousies séculaires ou récentes, et pour concilier de  graves intérêts [9]. Par ses colonies industrieuses, elle a rendu plus d'un service à la Russie, à la Pologne, à l'Autriche, aux Principautés du Danube; par ses commerçants, à tous les gouvernements de l'Italie du moyen age, à l'Espagne, aux Pays-Bas, et à quelques-uns des États dont s'est formée la France actuelle

La capitale même de ce pays, cette Babylone de l'occident, doit à un Arménien la première fondation de ses maisons de société les plus fréquentées: le premier Café de Paris fut ouvert l'an 1672 à la Foire de Saint Germain et au Quai de l'École, par un certain Pascal, et le second par Étienne, tous deux Arméniens: ils ne prévoyaient pas, certes, tout ce que la suite de leurs établis sements pourrait introduire de bien ou de mal; mais ils pouvaient attendre des amateurs quelque reconnaissance pour cette innovation

Quant à moi, je préfère remarquer les signes lumineux dont l'Arménie a semé, même hors de son horizon, les cieux des pays, sous lesquels ses fils cherchèrent un abri: j'aime  à vénérer, dans l'Orléanais, S. Grégoire, patron de Pithiviers, archevêque arménien du X siècle; à Fontaines les Dijon la patrie de S. Bernard, S. Ambrosien; à Commines, S. Chriyseuil, son patron, que la tradition donne pour disciple à S. Denis de Paris, et reconnait arménien; à Gand, S. Macaire, son patron, évêque arménien du X siècle; à Mantoue, S. Siméon, contemporain, patron du lieu; à Lucques, S. Davin; à Ancône, S. Cyriaque; à Padoue, S. Fidence, évêque du II siècle, etc., etc., tous connus comme d'origine arménienne... Mais, helas! ce n'est pas ici le lieu de m'élancer sur les hauteurs sacrées de l'Empirée d'Arménie

Je me haterai donc, Messieurs, de résumer toutes les données de ce tableau; et j'espère que vous me permettrez de dire qu'un pays qui n'a pas joué dans le monde politique un des premiers rôles, mais qui a participé à tous; un pays qui compte, depuis Noé jusqu'à ce jour, une série presque non-interrompue de 250 noms de chefs nationaux, comme dynastes, rois et pontifes, auxquels sont rattachées ses traditions, et par même celles de toute la Chronologie; qu'un tel pays, dis je, mérite d'être étudié et par ses indigènes, et par tout ami de la saine philosophie

Je ne crains plus de le dire, l'Arménie a eu une destinée particulière, antérieure à celle de toute autre nation; et, qui plus est, cette destinée n'est pas achevée encore. Ce n'est pas un secret, ce n'est pas un mystère, mais une conviction invétérée parmi le peuple arménien, qu'il a encore un rôle à jouer, un rôle heureux à remplir ici-bas. Tout n'est pas fini pour lui: une porte merveilleuse va s'ouvrir dans un temps qui n'est pas trop éloigné, à ce que je puis croire: cette porte ne restera pas longtemps fermée à double-clef; et je vois une de ces clefs formidables, je vais vous l'indiquer franchement; que personne ne s'effraie!... Cette clef de notre bonheur futur, si longtemps désirée, Messieurs, cette clef c'est l'Education. Une éducation patriotique; un patriotisme appuyé sur la philosophie, et une philosophie basée sur la sainte religion. Sans cet enchainement, point d'éducation parfaite, point de civilisation, point d'homme complet. Pour bien remplir ses devoirs sociaux, l'homme a besoin d'une inspiration patriotique; et pour que le patriotisme ne s'égare, ni ne s'arrête, il faut qu'il soit guidé par la sagesse, soutenu par la foi, couronné par la vérité éternelle... 

Jeunes gens! élèves chéris, qui allez bien tôt, pour vous rendre à vos familles, quitter ces salles de vos longues études, retentit pour la dernière fois la voix d'un père dévoué, qui s'en retourne lui-même à sa cellule solitaire; que cette voix vous rappelle toujours ce qu'elle a répété depuis vingt ans à vos semblables et à vous mêmes; qu'il faut, pour être bon citoyen, étudier la Patrie. C'est la première des études, après celle d'une vie future. Etudiez donc, mes amis, cette noble et féconde Arménie, comme votre patrie et la nourrice du monde; étudiez-la dans sa nature physique, étudiez-la dans son état moral; étudiez-la dans le développement de son riche idiome, qui est la garantie la plus sûre d'une littérature moissonée par tant d'événements; étudiez-la, enfin, dans la pureté de ses dogmes et dans la noblesse de ses rites: et que ces études vous sollicitent de plus en plus à l'apprécier, à la cultiver dans tous les sens de ce mot. Car c'est le premier commandement du Créateur, donné au père du genre humain, et donné dans notre propre pays; de LE CULTIVER ET LE GARDER! [10] 



[1] Voyez page 14.

[2] Exéch. XXXII.

[3] Id. ib. 30

[4] Amos. IV. 5

[5] La famille Bagratide qui régna en Arménie aux X et XI siècles sortait de ces Juifs colonisés dans notre pays

[6] Jérémie, LI. 27.

[7] C'est ainsi que raconte notre Thomas Ardzrouni

[8] Eusebe, Hist. Ecclésiast. IX. S

[9] Allusion à l'établissement du gouverneur chrétien Arménien des pays du Liban, après les massacres de la Syrie: fait tout récent à l'époque de notre discours.

[10] Genèse, II, 15