Léon le Magnifique premier Roi de Sissouan ou de l'Arménocilicie

Հեղինակ

Բաժին

Թեմա

  Le principat de Constantin I fils de Roupin, eut une durée moins longue que celui de tous ses successeurs, si l'on en croit nos historiens 1, mais elle n'en fut pas moins remarquable. D'abord, Constantin établit le siège de son gouvernement à Vahga qui resta sa capitale pendant plus de soixante-dix ans, jusqu'au jour Sis le devint. C'est sous son règne que les Croisés arrivèrent en Cilicie. Il se lia d'amitié avec eux et cette amitié amena plus tard les liens de parenté entre les Arméniens et les Occidentaux.

L'on pourrait dire de Constantin qu'il fut le premier conquérant de la Cilicie. Roupin, son père, ne s'était emparé que de territoires hors de la Cilicie proprement dite, Constantin, au contraire, au dire de nos historiens, «étant venu au mont Taurus, soumit vaillamment par les armes la plus grande partie de la Cilicie. Il étendit son pouvoir sur bien des châteaux et des provinces qu'il enleva aux Sarrasins et, ajoute l'auteur dans son langage populaire, il prit une certaine étendue de pays, des Grecs, la plus grande partie des régions de la Cilicie, se trouvait la première forteresse ( dont il se rendit maître), Vahga, l'an de l'ère arménienne 547 (1098)». Comme il était fort difficile de s'emparer de ce château fameux (nous le verrons plus tard), il s'en rendit maître en employant les ruses, selon les coutumes barbares de cette époque, et grâce surtout à la haine implacable qu'il manifestait contre les Grecs, bien qu'il agit toujours avec une grande prudence et plus noblement que beaucoup de souverains de la Cilicie. C'est avec raison qu'il est appelé le Grand parmi les seigneurs arméniens de son temps. Les croisés eurent toujours un grand respect pour Constantin; aussi leur permit-il de passer par ses terres, leur indiquant la route qu'ils avaient à suivre et fournissant des vivres à leurs soldats affamés, ainsi que l'avaient fait Ochin, Pazouni et les abbés des couvents de la Montagne-Noire. Pour l'en remercier, les Occidentaux lui offrirent les titres de Comte et de Marquis, d'après Vahram 2, et surtout en reconnaissance de ce qu'il avait donné la main de sa fille à l'un des premiers princes de la Croisade, à Josselin, qui fut nommé comte d'Edesse. Le frère de Constantin, Thoros 3, qui dominait contemporainement sur les châteaux des régions montagneuses, en fit autant. Il maria sa fille Arta avec Baudouin, frère de Godefroy, le chef de l'armée croisée, et lui promit de faire à sa fille une dot de soixante mille besans d'or, dont il versa immédiatement dix-sept mille 4. Plus tard, le royaume de Jérusalem échut à Baudouin et, comme il fut le premier roi couronné de ce pays, la première reine en fut donc la princesse arménienne qui avait été élevée dans les montagnes de la Cilicie. Quelques années après, Baudouin l'abandonna indignement, mais, dévoré par les remords et la crainte de perdre la vie, il la rappela et chassa la concubine qu'il avait prise.

C'est ainsi que les Arméniens s'unirent d'amitié avec les croisés, dès l'arrivée de ceux-ci en Orient, et qu'ils commencèrent à contracter des liens de parenté avec eux en mariant les nobles jeunes filles haycaniennes avec les vaillants chevaliers de l'Europe. Mais en retour, lorsqu'ils eurent reconstitué leur royaume, leurs souverains prirent souvent pour épouses des filles de rois occidentaux 5.

Du croisement de ces deux peuples de race japhétique il s'ensuivit le mélange des usages et des mœurs. Les lois et les coutumes des occidentaux furent adoptées par la cour et la nation des Arméniens de la Cilicie, comme tous le reconnaissent. Toutefois, il ne faut pas oublier non plus que, si bien des usages étrangers ont été introduits chez nous, beaucoup de nos usages sont passés par contre chez les occidentaux. J'en donnerais pour preuve que beaucoup de ces derniers ont voulu donner à leurs fils nés des mères arméniennes, des noms arméniens, tels que ceux de Léon, Héthoum et Thoros. On s'est servi encore du nom de Héthoum en occident même. Bien plus, il arriva souvent que des pères francs envoyèrent les jeunes princes leurs fils dans les palais de leurs oncles maternels arméniens, pour qu'ils fussent élevés par eux et pussent parvenir aux charges, dignités et titres du pays. Ainsi encore, comme leur langue se répandait parmi nous, la nôtre leur devint familière. Par ce rapprochement de moeurs et de langage, les Lusignans, arméniens du côté maternel, n'eurent pas de peines à parvenir au trône arménien, au milieu du XIV siècle. Ceci se passa bien longtemps après; mais quant à l'époque dont nous parlons ici, il est certain que les Arméniens reçurent les Francs avec enthousiasme. Ils vinrent à leur rencontre avec des présents et en firent leurs hôtes en les emmenant dans leurs châteaux. Les Francs ne se montrèrent pas cependant toujours reconnaissants de ces marques d'amitié. Quand ils purent jouir d'un peu de tranquillité et se remettre de l'épouvante que leur avait causée les Sarrasins à qui ils venaient de prendre Antioche et les côtes de Syrie, ils commencèrent à montrer leur cupidité et leurs convoitises et à en vouloir aux Arméniens, dont ils prirent des villes et des châteaux et des territoires de la Cilicie jusqu'au fleuve de l'Euphrate. Ils lassèrent de la sorte ceux qui les avaient si bien accueillis et qui les avaient comblés de bienfaits. À telle enseigne que bientôt, dit-on, Constantin et Vassil-le-Voleur, les considérèrent comme suspects. Les Francs, du reste, ne purent jamais rien faire contre les fameux châteaux des fils de Roupin.

Constantin finit ses jours paisiblement et glorieusement; il fut regretté par tous 6. Tous les historiens 7 racontent pieusement que la foudre ayant frappé sa salle à manger, ses proches parents et tout son peuple crurent voir dans ce phénomène le présage de sa fin prochaine.

Thoros I, fils et successeur de Constantin (1100-1129), hérita non-seulement de son trône, mais de son courage et de sa finesse. D'après les mémoires que nous venons de citer, il fut «honoré par les Grecs et nommé Protosébaste ». C'était le plus haut titre des Byzantins. J'ignore, toutefois, ce qui le lui valut et quand ils le lui donnèrent. Car si ce ne fut pas la première, ce fut l'une des principales tâches de Thoros de venger la mort de Kakig dans le sang des Grecs.

En 1111, Thoros vainquit par la ruse les Mantaliens et s'empara de leur château de Kendroscave (Cysistra) qu'il fit raser. Il en fit prisonniers les habitants sur les rives du fleuve Paratis, et les emmena à Cracca-Inférieure, après leur avoir pris leurs trésors dont faisait partie l'épée du dernier roi Bagratide, que Thoros arrosa de ses larmes de guerrier. Ceux qui voudront mieux connaître ce fait, liront l'historien Mathieu d'Edesse, qu'ont copié nos autres historiens 8.

Avant cela, Thoros avait pris son vol des cîmes des montagnes et s'était abattu sur les armées de l'empereur, en 1101, avec l'alliance du brave Tancrède, à qui étaient soumises les villes du pays. Plus tard, en 1103, il rendit vains les efforts du général Boutoumite, envoyé par Alexis Comnène et qui, n'ayant pu rien faire aux montagnards, alla se rejeter sur Marache qu'il réduisit. Un an après, en 1104, le prince d'Antioche et Josselin 9 s'étant emparés de cette ville, Thoros acheta à grand prix d'or, à son gouverneur surnommé le Prince des princes, une image de la Sainte Vierge qui était grandement honorée là-bas. Cette image doit être une autre que celle qu'il avait enlevée avec les trésors des Mantaliens et qu'il plaça, comme signe de sa conquête et pour protéger sa maison et son trône, dans une plus grande place qu'il avait conquise, dans la ville d'Anazarbe, la seconde des villes de la Cilicie. Thoros, après avoir mis à l'abri de toute attaque les régions de la montagne, descendit dans la plaine, et enleva aux Grecs cette ville d'Anazarbe dont ils avaient fait leur avant-poste. On ne dit pas de quelle manière il parvint à s'en emparer. Mais «il mit l'image de la S. te Vierge dans le château d'Anazarbe il fit ériger le célèbre temple, dans lequel il plaça l'image, ainsi que cela est inscrit sur le fronton du Temple», d'après ce que rapporte notre historien. Anazarbe est en ruines aujourd'hui et il ne nous reste que l'inscription de son temple.

Que les inscriptions de ce genre demeurent comme un témoignage du caractère et des mœurs de Thoros et de sa famille, implacable envers les etrangers, mais que la crainte faisait courber devant Dieu! Thoros réunit en sa personne la bravoure et la piété; il le prouva en faisant édifier un temple qu'il dédia aux Saints-Généraux. La réputation de sa piété et de sa prudence fut plus grande que celle de bien d'autres princes. On affirme qu'«il fit ériger beaucoup d'églises et de couvents, qu'il les enrichit par les généreuses dotations qu'il leur attribua. En même temps, il fit bâtir des maisons de refuge pour les pélerins et pour tous les peuples chrétiens. Il fut respecté, célébré et louangé dans toutes les langues qui, abandonnant le nom habituel de la Cilicie, appelèrent son pays, Terre de Thoros, Երկիր Թորոսի 10 ».

L'un des monastères qu'il fit construire fut celui de Macheghévor, mais le plus célèbre de tous les couvents de Sissouan fut celui de Trazargue , après son fondateur, le docteur Méghrig Մեղրիկ fut-enterré et, après celui-ci, bien des princes et des membres de la famille royale. Ainsi ce fut Thoros qui fonda le trône et le tombeau de la Maison dominante de Sissouan. Les savants ont donné le nom de Thoros au domaine'de cette Maison et les gens peu instruits l'appelèrent Terre du prince des Montagnes. Les successeurs même de ce prince et ses petits-fils, qui s'établirent dans les villes de la plaine de la Cilicie, s'appelaient encore tout de même: Montagnards ou Seigneurs des Montagnes.

Thoros qui avait fait de ses montagnes la redoute et le rempart de son trône, ne considéra Anazarba que comme un point d'où il pouvait dominer tous les alentours de cette ville. Il laissa son allié, le brave Tancrède, poursuivre la guerre contre l'empereur et arracher à celui-ci Tarse et d'autres villes. Tancrède défit tous les généraux grecs l'un après l'autre. Parmi ceux-ci se trouvait un chevalier surnommé Archagouni, qui s'était rendu célèbre en guerroyant avec Alexis contre le normand Robert Guiscard, en Italie et en Grèce. Mais, cette fois, Alexis fut forcé d'abandonner, par traités, au prince d'Antioche, la partie orientale de la Cilicie, les Montagnes-Noires et la région située au pied de ces montagnes. Dans ces traités, il est stipulé expressément: qu'en sont «exceptées les terres qui appartiennent aux Princes arméniens, les deux frères Thoros et Léon» 11. D'où l'on peut déduire que l'empereur avait reconnu les possessions des petits-fils de Roupin, ainsi que celles des Héthoumiens et des Asgouriens et, que c'est pour cela qu'il avait conféré le titre de protosébaste à Thoros avant que celui-ci n'eût vengé Kakig.

Thoros avait alors intérêt à avoir les bonnes grâces de l'empereur, car des hordes de Turcs et de Persans étaient aux portes de sa principauté. Elles avaient déjà envahi les alentours d'Anazarbe à deux ou trois reprises. D'abord en 1107, quand ils passèrent quelques défilés du Taurus, mais elles furent écrasées à leur entrée dans les possessions de Vassil-le-Voleur à qui s'était joint probablement Thoros. Quelque temps après, en 1110, les Turcs et les Persans entrèrent en plus grand nombre dans le pays d'Anazarbe pour le ravager. Thoros, ayant vu combien ils étaient nombreux, n'osa pas leur livrer bataille et les envahisseurs s'en retournèrent chez eux chargés de butin. Trois ans plus tard, en 1113, les Turcs revinrent sur les frontières des Roupéniens. Ceux-ci laissèrent sur le champ «deux grands princes, Tigran et Ablasath qui faisaient partie de l'armée de Vassil (le Voleur)». Cette fois, Thoros n'est pas cité comme allié de Vassil.

L'année suivante, en 1114, il y eut un grand tremblement de terre au nord et à l'est de la Cilicie. Des ruines causées par la catastrophe surgit alors la ville de Sis, à demi éffondrée, qui devait devenir peu de temps après la capitale et le siège du gouvernement des Roupéniens.

On cite encore un acte de Thoros dont il faudrait connaître la cause précise pour bien l'apprécier. Vassil-Degha (le Jeune), fils de Vassil-le-Voleur, était allé chez le frère de Thoros, Léon, pour prendre sa fille en mariage. Thoros se saisit de sa personne et le remit entre les mains de Baudouin, comte d'Edesse, qui s'était plusieurs fois jeté sur Rabane et les autres domaines du jeune prince et en avait toujours été repoussé. Mais, cette fois, Baudouin envahit tout son pays, s'empara de tout ce qu'il possédait et renvoya l'intrépide jeune homme dénué de tout. Vassil-Degha resta quelque temps chez son beau-père Léon et se rendit ensuite à Constantinople.

Thoros lui-même, l'année suivante, en 1117, reçut encore auprès de lui Aboulgharib, seigneur de la ville de Bir et fils de Vassag le Pahlavien, qui avait vu, lui aussi, ses terres envahies par Baudouin et avait été forcé de lui abandonner cette ville et toute sa province 12. C'est ainsi que le cupide tyran Baudouin se conduisit avec les seigneurs arméniens de la vallée de l'Euphrate, qu'il dépouilla l'un après l'autre. C'est pourquoi Mathieu d'Edesse, se plaignant de la race de Baudouin, dit «qu'elle oublie tous les bienfaits dont on l'a comblé».

La Maison des Roupéniens allait s'agrandissant toujours de plus en plus par la prudence et la sagacité de Thoros, mais son jeune frère et successeur, Léon, n'alla pas sur ses traces; il suivit plutôt les impulsions de son caractère et de ses caprices. Léon dût succéder à Thoros, parce que Constantin, fils et héritier de ce dernier, avait été empoisonné par des gens malintentionnés. On ignore comment et pourquoi il mourut de cette façon.

Ce Léon, du vivant même de son frère, gouvernait une partie du pays, la partie orientale, je crois; morceau du territoire situé entre les possessions des seigneurs de Marache et d'Antioche. Il avait montré un grand courage dans les combats qu'il avait soutenus pour son propre compte et pour le compte de ses alliés les Francs. En 1112, il fut l'allié de Roger, bailli d'Antioche, lorsque celui-ci marcha sur la ville d'Azaz, contre l'émir d'Alep. Après trente jours d'efforts inutiles pour repousser les troupes de l'émir, on avait laissé à Léon le soin de les combattre avec ses soldats arméniens. Il réussit à refouler l'émir dans la ville et à l'empêcher d'en sortir. Ayant mis le siège devant Azaz, il le força à capituler en lui imposant ses conditions. On attribua à Léon la prise de cette ville 13.

«Sur quoi fut très émerveillée

La race vigoureuse (des Francs),

Mais les Sarrasins épouvantés,

L'appelèrent un nouvel Astyage 14 ».

Quand Léon gouverna seul, les historiens grecs disent que, selon la signification de son nom, ce fut comme un lion qu'il bondit des buissons et se jeta dans l'immense plaine de la Cilicie. Il frappa à gauche et à droite, au gré de son inspiration ou selon la circonstance, les Turcs, les Francs et les Grecs, à qui il arracha des domaines, mais bientôt il tomba sous leurs coups et ils lui enlevèrent à leur tour son patrimoine.

Il paraît avoir vécu d'abord en paix avec les Grecs, jusqu'en l'année 1131. Il épousa 15 la fille d'Isaac, frère de l'empereur Alexis. Il croyait qu'elle lui apporterait en dot les villes de Missis et d'Adana. C'est alors qu'Isaac se formalisa, se brouilla avec lui et se rendit chez le Sultan Maksoud.

Léon se jeta alors sur les troupes grecques, s'empara de Mamestia et de la grande ville de Tarse et arriva jusqu'aux bords de la Méditerranée. Puis, au dire de quelques-uns, s'étant brouillé aussi avec le jeune prince d'Antioche, Boémond II, il s'allia avec Zanghi, le fier émir d'Alep, écrasa les troupes de Boémond que l'on trouva sur le champ de bataille la tête coupée.

Avant ou après cet événement, il paraît que Léon fondit sur la partie septentrionale du pays dont les Turcs avaient la possession. Enrevanche, le puissant Tanichmend El-Ghasi II, envahit en 1131 le territoire de Léon qui accourut à sa rencontre et fit retourner les Turcs sur leur pas, après avoir promis au Sultan qu'il respecterait ses frontières. Mais il ne tint nullement sa promesse. Aussitôt Léon reprit les armes et s'empara des châteaux et des provinces qui restaient aux Grecs et dont il était difficile de se rendre maître.

En 1136, il réussit à enlever aux Francs la fameuse forteresse de Sarouantikar. Ce fait alluma leur haine envers Léon, contre lequel aussi les Antiochiens s'unirent au roi de Jérusalem. Léon prit pour allié son neveu Josselin II, comte d'Edesse. Alors de fiers guerriers se trouvèrent en face d'autres fiers guerriers et troublèrent la paix des Chrétiens. Les deux partis ravagèrent des provinces et de part et d'autre on se fit une multitude de pri sonniers.

Cette guerre finie, en 1136, une nouvelle querelle s'éleva entre Léon et Baudouin Seigneur de Marache. J'ignore lequel des deux fut le vainqueur de l'autre. Notre historien royal et Sempad citent ce fait. L'un dit que Baudouin vainquit Léon, l'autre, que Léon vainquit Baudouin. Ce doit être une faute commise par les copistes de ces livres. Ce qui demeure évident, c'est que si Léon fut vaincu, il resta toujours fort et libre. Car, seul trois mois après, surpris traîtreusement par le prince d'Antioche, celui-ci ne voulut pas garder longtemps chez lui, ce terrible lion qui le guettait depuis tant de temps, à la nouvelle que les Grecs s'avancaient sur lui en même temps, que sur Léon. Il jugea donc plus avantageux de se faire un allié de son prisonnier que de l'avoir pour ennemi implacable. Mais pour qu'à son tour Léon ne le surprit pas, il lui demanda comme ôtages quelques-uns de ses enfants et la restitution du château de Sarouantikar que Léon avait arraché, en même temps que les villes de Missis et d'Adana. Pour sa rançon il dut en outre payer soixante milles besans d'or. Le prince le mit en liberté deux mois après.

Entre temps, une querelle avait éclaté entre les fils de Léon ardents comme lui-même; ils avaient fait crever les yeux au plus intelligent d'entre eux, à Constantin. Les autres, qui jouèrent un rôle dans l'histoire du pays, sont Thoros II, Stéphané, et Melèh et leur aîné Roupin, qu'on prétend d'une concubine. Emmené à Constantinople, quelque temps après, on dit qu'il fut assassiné par jalousie.

Le turbulent Léon, délivré de sa captivité après avoir perdu bon gré mal gré la partie orientale, la plus belle de la Cilicie, que d'ailleurs il espérait recouvrer dans un temps meilleur, tourna alors ses armes contre le côté Occidental du pays. Il entra dans la Cilicie Trachée, assiégea la grande et forte ville maritime de Séleucie, capitale de la province et située près de la mer. Pourtant la mer paraissait, en mugissant, dire à Léon: «Ne viens pas jusqu'ici et ne va pas changer le cours de ta fortune».

À cette époque, les Comnènes occupaient le trône de Bysance. Ces Comnènes n'étaient pas de mœurs irréprochables, mais ils étaient doués d'une haute intelligence. Ils avaient à cœur sur tout de ne pas voir s'aliéner les provinces acquises par leurs ancêtres, c'est pourquoi l'empereur que nos historiens appellent Ghyr-Jean, (Jean II) exaspéré contre les Antiochiens et les Arméniens, car il regardait comme siennes les provinces, qu'ils avaient conquises, affranchi du souci des affaires intérieures de son empire, Jean réunit une forte armée et s'embarqua pour la Cilicie.

Léon, en ayant été informé, abandonna le siège de Séleucie et courut renforcer la garnison de sa capitale et de sa fameuse forteresse. Mais l'empereur se dépêcha, lui aussi, d'entrer en Cilicie. Tarse, Missis et Adana, tributaires des Antiochiens qui les abandonnèrent lâchement, se rendirent l'une après l'autre. Mais, Anazarbe, la capitale de Léon, résista avec énergie à l'empereur. Elle avait d'ailleurs, été considérablement fortifiée. Jean crut pouvoir s'en rendre maître par la ruse et mit aux premiers rangs ses alliés les Turcs, espérant que les Arméniens dont ils avaient été les alliés voudraient leur épargner la vie. Mais les Arméniens firent une sortie, se jetèrent sur leur camp et les écrasèrent. Les Grecs accoururent à leur secours et repoussèrent les Arméniens dans la ville. Ils resserrèrent le siège et braquèrent les béliers et autres engins de guerre sur les bastions de la ville. Mais les assiégeants firent moins de mal aux assiégés que ceux-ci ne leur en firent. Les béliers de ces derniers lançaient d'énormes pierres et brisaient les machines des assiégeants, écrasant tous ceux qui se trouvaient auprès. Les traits, rougis au feu, lancés dans le camp ennemi, tuaient bien des soldats. On se remplaçait constamment sur les remparts, et les autres, s'encourageant mutuellement, firent une sortie, écrasèrent tout ce qui leur résistait, s'approchèrent des balistes et y mirent le feu et les réduisirent en cendres. Cette résistance énergique causait de grandes pertes aux Grecs mais ce qui excitait leur rage, c'étaient les quolibets et les apostrophes railleuses qui leur étaient criés du haut des remparts et qui étaient quelquefois à l'adresse même de l'empereur. Aussi les Grecs, exaspérés de ces sarcasmes, s'obstinèrent-ils à ce siège par esprit de vengeance. Leurs machines étant brûlées, ils durent arrêter le combat pendant quelques jours pour en construire de nouvelles qu'ils revêtirent d'une espèce de ciment pour qu'elles pussent recevoir impunément la grêle de projectiles rougis au feu. Bien qu'ils eussent été déconcertés par les sorties nouvelles des assiégés, cependant, par les coups redoublés de leur béliers qui ne risquaient plus alors d'être brûlés, ils réussirent à faire une brêche aux remparts de la ville. Mais ils rencontrèrent un autre rempart bâti derrière le premier que les Arméniens défendaient avec acharnement au prix de leur vie. Au pied de cette muraille les assiégeants laissèrent beaucoup des leurs. Mais les Grecs étaient en si grand nombre qu'on ne pouvait ni diminuer leurs rangs ni causer quelque dommage à leurs engins de guerre. Les assiégés demandèrent donc à se rendre. L'empereur pardonna noblement à ces vaillants guerriers. Non seulement il leur laissa la vie sauve, mais il ne toucha pas à leurs subsistances.

Néanmoins il fut grandement irrité de la résistance obstinée de la garnison du château de Vahga, dernier refuge de Léon et de sa famille. Il jura de ne pas s'éloigner avant d'avoir pris cette forteresse et de tenir s'il le fallait plusieurs hivers, et de ne lever le siège qu'à sa mort. Il envoya dire à la garnison que, si l'on voulait consentir à se rendre tout de suite, il laisserait tout le monde s'en aller librement bon lui plairait, sinon qu'il les mettrait tous à mort. Les assiégés préférèrent mourir que de livrer le château qui était presque imprenable et dont il était difficile de s'approcher. On se reprit de courage et la lutte recommença de plus belle.

Un des nobles, nommé Constantin, homme d'une haute stature, monta sur un bloc de pierre au plus haut du fort et jeta aux assiégeants des paroles d'insulte et de dédain à leur adresse et à celle de l'empereur. Il les invita à envoyer qui ils voudraient se battre avec lui. Un Macédonien du nom d'Eustrade, armé d'un long glaive et d'un épais bouclier lui fut dépêché au pied du mur. Constantin, aussitôt qu'il l'aperçut, descendit, s'avança contre lui, comme Goliath devant David, en l'insultant, et l'assaillit avec des coups terribles. Le Macédonien, parait ces coups avec son épais bouclier; excité par les cris des Grecs, il relevait souvent son bras armé, mais ses forces s'épuisèrent. Enfin, par un dernier effort, il parvint à fendre le bouclier du Géant. Les Grecs firent alors entendre de grands cris, et Constantin, tournant le dos à Eustrade, remonta dans le fort et ne se fit plus voir. La garnison du château, en voyant ce qui venait d'arriver, fut démoralisée et se rendit. Constantin fut livré pour être envoyé à Constantinople, mais, pendant la nuit, il rompit ses chaînes avec l'aide de ses serviteurs et s'enfuit. Il fut repris et conduit à l'empereur.

Léon s'était réfugié dans ses montagnes inaccessibles, mais il fut assiégé de loin dans ces lieux impraticables, et il dut se rendre lui aussi avec sa femme et ses trois fils, Thoros, Roupin et Stéphané. Melèh était auprès de Josselin. À la vue de son prisonnier, l'empereur fut au comble de la joie. Il le fit charger de chaînes et l'envoya à Constantinople avec toute sa famille et tout le butin qu'il lui avait pris; dans ce butin se trouvait l'image de la Sainte Vierge 16.

Léon, jeté tout d'abord dans une prison, fut remis en liberté un an après. Il avait libre accès au palais de l'empereur. Celui-ci l'avait admis à sa table. Mais, quand des méchants, à force d'intrigues, eurent fait crever les yeux au jeune et vigoureux Roupin, qui en mourut en 1139, l'empereur prit Léon en méfiance et le fit remettre en prison. , le cœur du lion généreux se brisa, et Léon ne tarda pas à mourir. On prétend qu'il aurait expliqué le songe de Thoros son fils qui s'évaderait de la prison et réussirait à reprendre le domaine de la Cilicie, puis qu'il se rendrait maître non seulement de ce pays mais encore de tout le littoral 17.

Mais la renommée de Léon devait durer bien plus que sa vie et, partout portée par les Sarrasins, elle avait déjà fixé au pays dont il était le maître, le nom de Pays de Léon.

Pendant sept ans, la Cilicie resta sans souverain ou plutôt sans chef de la nationalité arménienne. L'empereur Jean avait expulsé tous les guerriers arméniens et emmené en captivité la famille de Léon. Il avait laissé dans le pays pour garder les villes et les lieux principaux, douze mille soldats grecs. Il méditait de faire de son fils Manuel un seul roi pour la Cilicie, la Pamphylie, l'Isaurie et même pour la principauté d'Antioche. Après la mort de Léon, il revint en Cilicie en 1142 et emmena Manuel avec lui. Il y retourna encore une fois l'année suivante, en 1143. Il y fut blessé par une flêche empoisonnée, dans une partie de chasse, aux environs d'Anazarbe. Il en mourut en désignant pour son successeur au trône impérial précisément son bien-aimé jeune fils Manuel.

Celui-ci, après avoir arraché des mains des Turcs quelques châteaux-forts et y avoir laissé des garnisons, fit enlever le corps de son père et le ramena à Constantinople. Il venait à peine de se mettre en route que Raymond, prince d'Antioche, se dépêcha de reprendre ses possessions des environs de sa grande métropole. Quant aux forts situés dans les montagnes: Vahga, Gaban et autres, ils furent pris par Mélik Ahmad, émir Tanichmanien, en 1138-39 18.

Après sept ans d'interrègne des Roupéniens 19 et de captivité des princes royaux, le soleil d'une nouvelle ère de liberté se leva sur la Cilicie et brilla d'un éclat plus intense à l'avènement du seul captif royal qui, à Constantinople, avait survécu à sa famille, du fils aîné de Léon, Thoros II. C'était la deuxième fois que l'empereur le faisait remettre en liberté. La triste fin de son père et de son frère l'avait touché. Ce qu'on aimait surtout en Thoros c'était sa belle physionomie, il était un jeune homme vif, prudent et poli; il avait une certaine culture d'esprit. On dit même qu'il était versé dans les Saintes-Écritures et qu'il en commentait les passages difficiles. Quelques-uns de nos historiens prétendent qu'il avait même le don de prophétie. Ses manières étaient affables. Bien qu'il fut «brun, qu'il eût un long nez et des cheveux frisés, il était plein de grâces». Sans doute l'historien de la famille aura puisé ces renseignements chez un témoin oculaire. Ses actes l'ont prouvé; il avait le cœur ardent de son père et la prudence de son oncle dont il portait le nom. Il fut comme le second fondateur de la dynastie des Roupéniens. Il fut au-dessus des autres souverains du pays excepté de son neveu Léon qui excella entre tous, et à qui être le second n'en était pas moins glorieux.

Le principat de Thoros dura vingt-cinq ans. Les événements qui se passèrent pendant ce laps de temps furent nombreux et compliqués. On pourrait en faire un long roman. Nous sommes obligés de nous renfermer dans les limites de notre texte.

D'ailleurs, tous les historiens avouent que, dans les traditions, il leur est fort difficile de discerner le vrai du faux et qu'il leur est impossible de savoir exactement de quelle manière il recouvra la liberté et effectua son retour. Quelques-uns prétendent que ce fut après le deuxième ou le troisième voyage en Cilicie de l'empereur Jean. D'autres, et ceci semble plus probable, qu'ayant trouvé grâce auprès d'une princesse, Thoros méprisant la molle insouciance des Byzantins, l'aurait interessée à son sort et qu'elle lui aurait fait rendre la liberté pour revoir sa patrie; qu'il aurait reçu de cette princesse de grandes marques d'estime et que, peut-être pour lui assurer sa délivrance elle lui aurait remis aussi une lettre de recommandation. Thoros s'évada secrètement, fit voile pour Chypre il débarqua en suspect lui qui devait en fouler les côtes quelques années après en triomphateur.

Il se fit reconnaître, d'abord par un prêtre qui le conduisit à un Evêque syrien du nom d'Athanase. Ce dernier, paraît-il, favorisait plus le parti arménien que celui des Grecs. Il lui donna son cheval et une escorte de douze hommes. La nouvelle s'en répandit et cette petite caravane s'augmenta en chemin. Tantôt Thoros disait qui il était, tantôt «il cachait son nom et se cachait lui-même. Peu à peu pourtant sa conduite pleine de sagesse lui attira les hommes sensés du clergé et du peuple.... et, par la grâce de Dieu, il finit par reprendre autorité sur sa patrie».

Thoros avait arrêté ses regards sur le centre de la Cilicie, sur les sommets des montagnes de ses pères qui avaient été son berceau. Son cœur l'attirait d'abord à Vahga, la fameuse citadelle, qu'il reprit bientôt aux étrangers. Puis il reconquit, l'un après l'autre, «les châteaux de Hamouda, de Simanaglas, d'Arioudze-pert (Chateau du Lion) ainsi que d'autres lieux qu'il mit sous son pouvoir, avec l'aide des montagnards du Taurus, hommes de race arménienne qui étaient restés . Un autre Chroniqueur ajoute qu'avec le fort de Vahga, il s'empara « de toute la Phrygie et, peu après, d'Anazarbe et de toute la plaine».

Ses frères Stéphané et Melèh, qui se trouvaient auprès du fameux Noureddin, l'ayant appris, s'en vinrent le rejoindre. Tous les deux étaient de fiers guerriers et l'égalaient peut-être en bravoure mais non en prudence. C'est ce qui fit qu'ils lui furent souvent d'un grand secours, mais qu'ils mirent quelquefois des entraves à ses sages entreprises.

Thoros avait à peine fixé le siège de son gouvernement qu'ils pensa à établir aussi sa famille et à se marier lui-même. C'était dans les années 1149-50 C'est dans ce but qu'il se rendit à Rabane pour demander à Josselin II la main de sa fille 20. Cette princesse était la petite-fille de Constantin, également grand-père de Thoros.

Thoros était en chemin pour Rabane, escorté de douze cavaliers et de quelques fantassins, lorsqu'il fut soudainement entouré par une bande de Turcs, qu'il écrasa et mit en fuite. Il reprit sa route sain et sauf 21.

C'est ensuite de cela que Thoros songea à reculer les limites de son pays. Il se rendit maître du château de Til-Hamdoun tout proche de sa capitale Anazarbe; puis, il s'empara de la célèbre ville de Messis en tombant à l'improviste sur son gouverneur grec, le duc Thomas, en 1157. Manuel en reçut la nouvelle, mais il était retenu par une autre guerre et ne voulait pas abandonner l'entreprise de son père à laquelle il avait, lui-même, pris part aussi.

Il considérait Thoros comme un révolté et un homme dangereux, il envoya contre lui son cousin Andronicus, le prince pervers et efféminé. Andronicus avait pour alliés des compatriotes de Thoros, les princes de la Cilicie occidentale qui étaient sujets grecs: les Héthoumiens, les Nathanaëliens, seigneurs de Baberon et de Partzerpert. Avec leur appui, Andronicus, à la tête de 12000 hommes, assiégea Thoros à Mamestia. Il lui envoya dire fièrement de se soumettre à lui et de venir se faire charger des chaînes dont son père Léon avait été chargé. Thoros attendit le moment propice. Pendant une nuit d'averse et d'orage il fit faire une sortie en passant par une large ouverture qu'il avait ordonné de pratiquer dans la muraille, et bouleversa tout le camp ennemi. Il tua un grand nombre des Grecs, en fit prisonniers un plus grand nombre encore, mais il laissa la vie sauve aux soldats de la basse milice, après les avoir toutefois dépouillés de leurs vêtements et de leurs armes et gardé auprès de lui les prisonniers nobles. Parmi ces derniers, se trouvaient Ochin, seigneur de Lambroun et père de S. Nersès, Vassil, seigneur de Partzerpert et Tigran seigneur de Bragane. Quant au seigneur de Baberon, Sempad, frère d'Ochin (et grand-père de Constantin le Père du Roi) il mourut dans le combat, auprès de la porte de la ville.

Ochin donna pour sa rançon quarante mille pièces d'or et en versa immédiatement la moitié. Pour garantie du reste il donna son jeune fils Héthoum en ôtage. Thoros prit en si grande amitié ce jeune enfant qu'il voulut en faire son gendre. C'est ce qu'il fit en effet quelque temps après, en donnant pour dot à sa fille les 20000 écus qu'il avait à recevoir d'Ochin. Chacun des autres seigneurs eut aussi une rançon à fournir. Les Grecs voulant imiter les Arméniens, dirent à Thoros de leur demander des rançons selon le degré de leur noblesse. Thoros se moqua d'eux et leur dit: Si vous valiez quelque chose je ne vous aurais pas faits prisonniers. Froissés par ces paroles, ils furent obligés d'offrir de fortes rançons à Thoros. Le vainqueur accepta ces rançons et les fit partager devant eux à toute son armée, en disant: C'est pour que les soldats, à l'avenir, soient encouragés à vous prendre encore. Après quoi, il mit les princes grecs en liberté.

L'empereur comprit enfin que ce n'était pas facile de surprendre Thoros. Comme ses affaires nombreuses le tenaient en haleine et qu'il ne pouvait plus se fier à ses hommes, il imagina d'exciter contre Thoros le fier sultan de Konieh, Maksoud, en lui promettant de grands trésors. Pendant trois années consécutives, de 1153 à 1155, le Sultan envahit le territoire arménien, mais il ne put rien faire à Thoros. La première fois que les Turcs entrèrent dans la Cilicie, Thoros se retira sur les sommets de ses montagnes et lui résista fortement. Les deux ennemis finirent pas conclure un traité et le sultan s'en retourna. La seconde fois, l'armée du sultan, sous le commandement d'un certain Yakhoub, n'atteignit pas Thoros; elle était allée porter la dévastation d'un autre côté et fut rencontrée par les chevaliers francs et Stéphané qui l'écrasèrent près des frontières d'Antioche 22. La troisième fois, Maksoud, envoya une armée encore plus nombreuse pour ravager la Cilicie. Cette armée mit le siège devant Til-Hamdoun. Cette fois encore, les chevaliers et Stéphané, frère de Thoros, eurent les devants sur l'ennemi. La Providence fit le reste: une maladie contagieuse se jeta sur les chevaux des Turcs et se communiqua aux cavaliers; un terrible ouragan se déchaîna en même temps, la foudre déracina les arbres et bouleversa la nature. On était en été. Les Sarrasins, saisis d'épouvante, se retirèrent. Quelque temps après, le sultan Maksoud mourut.

Manuel, déçu dans ses intentions, excita alors contre Thoros les occidentaux, c'est-à-dire les Antiochiens et les Templiers auxquels vinrent se joindre les Grecs de la Cilicie, qui se mirent en marche contre le prince montagnard. On se rencontra près d'Alexandrette. De part et d'autres les pertes furent grandes. Mais de nouveaux renforts arrivèrent aux alliés et Thoros crut inutile de tenir tête plus longtemps à une pareille multitude. Il consentit 23 à leur abandonner les forteresses qu'il avait prises sur la frontière d'Antioche et conclut un traité de paix avec eux. Renaud de Chatillon, le tuteur ou bailli de la principauté d'Antioche, n'ayant pas reçu les présents que lui avaient promis les Grecs, ne tint plus compte du serment qu'il leur avait fait et se tourna contre eux, en s'unissant à Thoros. Il arma une flotte, se jeta sur Chypre, qui était encore au pouvoir des Grecs et y fit des massacres atroces. Nos historiens 24 disent que Thoros fut l'instigateur de ces massacres. Mais Guillaume de Tyr, l'historien le plus exact de l'occident, qui relate ces massacres avec beaucoup de détails, ne cite que Renaud seul comme leur auteur et parle au contraire de Thoros avec éloge.

Si quelqu'un, parmi les Arméniens, s'est lancé dans ces horribles représailles, ce ne put être que Melèh ou Stephané. Celui-ci avait une haine profonde contre les Grecs. Bien des fois il les avait harcelé sans la permission et contre la volonté de Thoros. Ainsi, l'an 1157, il avait levé une légion de guerriers et avait envahi les frontières du sultan, avec qui Thoros avait signé un traité de paix. Il s'était emparé de Cocuse et de Pertouce. Le Sultan irrité s'en vint reprendre Cocuse. Contre la volonté de son frère, Thoros lui rendit aussi Pertouce. Stéphané n'en fit point cas et alla encore pour «voler Marache, mais ne put le prendre». De , il se retourna contre la célèbre forteresse de Béhesni, à la prière de ses habitants tyrannisés par le gouverneur. Stéphané arriva et se mit en embuscade, mais le gouverneur l'ayant appris, ordonna de jeter les traîtres du haut des murailles du Château. Effrayés, les habitants de Béhesni vinrent implorer Stéphané qui les emmena et leur donna un abri dans la plaine d'Anazarbe, l'ardeur du soleil en fit périr un grand nombre. Thoros, indigné d'un pareil acte, fit prendre et jeter en prison Stéphané. Il le remit en liberté dix mois après. Ce fut peut-être encore Stéphané qui envahit, en 1155, les frontières d'Alep, territoire de Noureddin, bien qu'un historiographe contemporain prétende que ce fut Thoros. «Le pieux et grand prince des Chrétiens, Thoros, vint jusqu'à Alep. S'étant rendu maître de quelques villes et forteresses, il les rasa et s'en revint triomphalement dans son pays».

Thoros eut encore une fois à combattre contre les Grecs. Il venait de s'emparer de presque la plus grande partie de la Cilicie et de la province de l'Isaurie. L'empereur Manuel ne pouvait pas le lui pardonner. Il envoya donc contre Thoros trois généraux l'un après l'autre. Le dernier fut Andronicus, parent de l'empereur, qu'on a surnommé l'Euphorpène. Pendant que cet Andronicus assiégeait la ville de Tarse (1156-57), Thoros, avec ses alliés les Antiochiens, vint fondre sur lui et écrasa son armée, laissant 3000 hommes sur le champ; les autres soldats du général grec eurent à peine le temps de se réfugier dans leurs vaisseaux Baudouin IV, roi de Jérusalem et qui allait devenir le gendre de l'empereur, les mit en sûreté avec Andronicus.

À la fin de 1158, Manuel, enfin affranchi des embarras que lui avait causés la guerre qu'il soutenait contre les Siciliens, fit voile vers l'Asie et débarqua à Attalie. Il venait se venger de tout ce que lui avaient fait ses deux adversaires, Thoros et les Antiochiens. Thoros se retira dans ses montagnes et plaça sa famille dans un château imprenable, appelé: Dadjeghikar, (le fort des Turcs), près des sources du fleuve Cydnus. Quant à lui, il allait d'un château à l'autre, sur les monts inaccessibles. L'empereur ne pouvant le prendre, mit les villes sous son autorité et passa l'hiver à Tarse.

Pendant qu'il était , le bailli d'Antioche, l'un de ceux qu'il était venu châtier, vint lui présenter une épée nue et trouva grâce auprès de lui, par l'intercession du roi de Jérusalem. Alors le bailli fit entrer l'empereur, comme son suzerain, dans Antioche en 1159. À Antioche, le roi de Jérusalem et les maîtres chevaliers, intercédèrent auprès de l'empereur pour Thoros; ils lui dirent: «C'est un homme sage, un guerrier vigoureux et expérimenté, un homme intrépide et magnanime, très-utile aux Chrétiens, généreux et doué des plus belles qualités». Les beaux traits du visage de Thoros, les belles réponses que celui-ci avait faites, plutôt que tout ce qu'on put lui dire d'ailleurs en sa faveur, finirent par émouvoir et apaiser l'empereur. Lorsque Thoros se présenta devant lui avec les cadeaux qu'il apportait à lui et à son armée, cadeaux qui consistaient en magnifiques chevaux de selles et en vivres, c'est alors, paraît-il, que Manuel le nomma Sébaste et lui laissa son autorité à titre de l'un des gouverneurs impériaux. «Il lui délivra une bulle d'or», raconte le poëte 25.

Malgré tout cela, Thoros ne put pas s'accorder très-bien avec Manuel et leur bonne entente ne dura pas longtemps. L'empereur partit, laissant les croisés peu satisfaits de l'avoir pris pour allié. Thoros, paraît-il, l'accompagna jusqu'au port de son embarquement, mais se figurant qu'on allait se saisir de sa personne, comme on l'avait fait pour son père, et qu'il serait emmené à la Cour de Constantinople on le jeterait ensuite en prison, il s'enfuit pendant la nuit et alla se réfugier à Vahga. Quand il fut bien certain que l'empereur était parti, il en sortit et s'empara d'Anarzabe et de Messis et des bourgades environnantes 26. Dès lors, Thoros fut plus vigilant et tous ceux qui le connurent eurent pour lui un profond respect. Il resta en paix avec les Antiochiens, ainsi qu'avec le roi de Jérusalem Baudouin IV, qui était parent avec les Arméniens du côté maternel. C'est avec ce dernier que Thoros marcha contre Noureddin pour venger la captivité de Renaud, prince d'Antioche, qui imprudemment s'était jeté dans la mêlée et avait été surpris par des soldats en embuscade. Il se trouvait captif depuis seize ans. Le roi de Jérusalem, étant mort prématurément au commencement de l'an 1162, Thoros se retira dans ses terres.

Cette même année ou l'année qui la suivit, Thoros, libre du souci de toute guerre, entreprit un pélerinage à Jérusalem et aux Lieux-Saints. Il voulait en même temps, rendre visite au nouveau roi de Jérusalem, Amaury, frère de Baudouin et pour qui Thoros avait une grande amitié. Amaury le reçut comme un roi. Thoros, pour consolider ses liens d'amitié avec lui et avec d'autres personnages braves comme ce dernier, promit au roi de Jérusalem d'être son allié et celui des croisés, et, ce qui mérite d'être remarqué, d'envoyer à Amaury une armée de trente mille hommes. Il lui donna immédiatement quinze mille soldats. Ceci est une preuve de sa puissance et de l'extension de ses Etats. Et lorsque quelques membres du clergé, sans prévoyance ou excités par la cupidité, exigèrent de Thoros qu'il leur livrât la dîme, ils se privèrent sottement de plus grands bienfaits qu'ils pouvaient recevoir de lui.

Le célèbre voyageur juif contemporain, Benjamin de Tudela parle de l'étendue des possessions de Thoros en 1163-64; il dit que leurs frontières du sud-ouest commençaient du château de Gorigos et finissaient d'un côté à Doukim ou Douchia, ville qui n'est certainement pas Eudoxie (Tokate), mais dont on ignore actuellement la situation. A moins cependant qu'on n'ait mal écrit son nom et qu'on n'ait voulu dire Antiochia. Car Benjamin dit que de l'autre côté le pays confinait à celui des Tokarmas, c'est-à-dire des Turcs.

À cette époque, en 1164, les occidentaux se réunirent encore une fois avec le nouveau prince d'Antioche Bohémond III, et son frère Raymond, prince de Tripoli, ainsi qu'avec le Duc grec Constance Calaman qui commandait à Tarse. Thoros fit partie de cette ligue; il venait de mettre sur le trône d'Antioche, Bohémond qu'il avait débarrassé de son ambitieuse mère Constantia.

Tous marchèrent ensemble contre Noureddin, vers les frontières de Tripoli, et le vainquirent. Exaspéré, le sultan leva une armée formidable. C'est alors que Thoros conseilla à ses alliés de ne pas courir à sa rencontre et de se retirer chacun dans son pays. Lui-même donna l'exemple. Mais les autres ne suivirent pas son conseil, ils reprirent le armes contre Noureddin. Ils furent battus et mis en fuite, le 10 aôut 1164. Leurs principaux officiers furent faits prisonniers et furent menés gémissaient depuis longtemps Renaud et Josselin III. Seul, leur allié Melèh, frère de Thoros, put s'enfuir aidé par une peuplade de Turkomans qui étaient ses amis.

Thoros fut ému du sort des prisonniers et pria Noureddin d'en avoir aussi pitié et de leur rendre la liberté. Le sultan ne voulut rien entendre, alors Thoros envahit la province de Marache et mit en fuite tout ceux qui voulurent lui faire résistance. Le fier sultan fut obligé de demander la paix et de signer les traités qui stipulaient que ses prisonniers seraient rendus moyemment rançons. Il demanda pour le prince d'Antioche cent mille besans d'or.

Les dernières années du principat de Thoros furent, agitées aussi. Ses frères surtout, qui ne voulurent agir qu'à leur guise, lui suscitèrent bien des tourments. Stéphané nourrissait une haine implacable contre les Grecs et les harcelait sans cesse. Il cherchait tous les moyens pour s'emparer de tout ce qui leur restait de possessions. A la fin, il parvint à se rendre maître de la Montagne-Noire. De leur côté, les Grecs lui en voulaient aussi et se rendirent coupable envers lui d'une action aussi sauvage que celle des fils Mantaliens, peut-être plus atroce encore. Les Grecs le firent inviter amicalement par le duc de la forteresse de Hamouse, ils se saisirent de sa personne et le plongèrent dans l'eau bouillante et le firent périr de cette façon épouvantable en 1165, «sans pitié, dit l'historien, pour cet homme valeureux»; 27 nous ajouterons, sans respect pour eux-mêmes, sans songer aux conséquences de leur forfait, car il était facile de prévoir que les puissants frères de leur victime ne laisseraient pas impuni leur crime barbare. Ceux-ci, dit l'historien, «exaspérés de cet acte de férocité vengèrent la mort de leur frère en égorgeant des milliers de Grecs innocents et le duc fut responsable de ces flots de sang versé». Le Catholicos des Syriens (Michel) avance que les Arméniens massacrèrent jusqu'à dix mille Grecs. Il est évident que ce ne fut pas seulement un assassinat que ce carnage mais le fait d'une guerre. Andronicus, l'efféminé venait de sortir de prison il était resté enfermé pendant douze ans; il avait à cœur de se venger, lui aussi, de sa première défaite. Il vint prêter main-forte aux Grecs, à la tête de légions d'irréguliers, qu'il avait fait déguiser par dérision en bêtes sauvages. Thoros mit ses soldats en embuscade dans les bois et fondit sur cette bande d'hommes qui semblait un troupeau de bêtes. Il les écrasa et Andronicus lui-même, reçut un choc si violent à son bouclier qu'il tomba de son cheval et eut grand'peine à se sauver et à s'enfuir lâchement à Antioche.

Ce fut peut-être sur ces entrefaites que les Grecs vinrent assaillir le château de Partzerpert, mais ils furent repoussés par Thoros qui leur infligea de grandes pertes et leur fit beaucoup de prisonniers. Vahram et un autre auteur de mémoires racontent ce fait comme ayant eu lieu lors de la première guerre avec les Grecs et de l'arrivée de l'empereur Manuel en Cilicie 28.

L'autre Andronicus, celui qui est surnommé l'Euphorpène, fit intervenir le prince d'Antioche pour mettre fin aux représailles de Thoros qui voulait venger grandement la mort de son frère Stéphané. C'est à cette dernière occasion, paraît-il, qu'une querelle éclata entre Thoros et les Héthoumiens, partisans des Grecs. On dit qu'Ochin qui, avait été prisonnier de Thoros, excita contre lui une bande de maraudeurs Turkomans auxquels il fit enlever du territoire de Thoros, cinq cents jeunes filles. Thoros qui s'était débarrassé de ses ennemis de l'extérieur, tourna aussitôt ses armes contre Ochin et vint dévaster les alentours de l'imprenable forteresse de Lambroun. Des deux côtés on se préparait à une résistance acharnée, bien que, depuis la première bataille de Mamestie, Héthoum et Thoros fussent liés par des liens de parenté.

On sut au loin que des difficultés s'étaient élevées entre ces princes. Le Catholicos Grégoire se mourait, son frère Nersès de Cla (Romcla) surnommé le Chenorhali (Gracieux), vint, comme l'ange de la paix, réconcilier les deux ennemis, ainsi que Dieu le lui inspirait.

Thoros, redevenu ami avec son parent, allait être trahi par son propre frère, le seul qui lui restait, l'impie Melèh. Celui-ci s'était entouré d'une bande d'hommes du même caractère que lui, et méditait d'assassiner son frère aîné, un jour qu'ils se rendirent ensemble à une partie de chasse entre Messis et Adana. Thoros en fut averti et fit saisir le traître. Après l'avoir dégradé en présence de ses soldats et des princes, il lui donna des provisions, des armes et de l'argent et le chassa du pays. Melèh alla demander l'hospitalité à Noureddin et trouva grâce devant lui.

Thoros, le brave guerrier et l'homme prudent, après avoir apaisé tant de rebellions et soutenu tant de guerres, légua à sa famille, sinon toute la Cilicie, au moins la plus grande partie de ce pays, et lui en rendit la possession plus assurée en faisant des Templiers et des Hospitaliers ses amis. Tout en s'occupant de politique il eut soin de relever le bien-être de ses Etats et de son Église. Il cacha enfin sous l'habit des religieux la splendeur de sa gloire et l'éclat de ses armes triomphantes qui avaient fait de lui l'un des plus célèbres personnages de notre Nation et mourut en 1169. C'est le premier des princes souverains qui furent inhumés parmi les Vartabieds dans le cimetière du célèbre Monastère de Trazargue. Thoros laissa en pleine prospérité l'Etat de Cilicie qu'il avait pour ainsi dire tiré du néant et fondé. L'auteur de courts mémoires sur les actes des Roupéniens qui écrivait vers la fin du 13 e siècle, après avoir prodigué les éloges à la haute intelligence de Thoros, l'avoir loué d'être versé dans l'étude des Ecritures sacrées et félicité «d'avoir commenté nombre de passages obscurs» de ces Ecritures, ajoute: «nous conservons encore auprès de nous (ces commentaires)». Nous serions bien heureux, si nous les avions aussi!

Thoros avait laissé pour lui succéder un très-jeune enfant nommé Roupin. Il avait désigné pour son bailli, Thomas, que quelques-uns ont prétendu être le propre beau-père de Thoros. Il est plus probable qu'il était, comme le dit Aboul-Faradje, le fils de la sœur de Thoros, et l'un des plus nobles hommes d'Antioche. Même de son vivant, Thoros avait en lui la plus grande confiance. C'est avec Thomas et un certain Georges que Thoros s'enfuit dans les montagnes lorsque l'empereur envahit la Cilicie.

Thoros avait pourtant un frère, c'était Melèh, lugubre figure de la famille des Roupéniens et de notre histoire. Melèh était resté seul en Cilicie pendant la captivité de ses frères. Il avait grandi comme un vagabond, privé de toute espèce d'éducation, surtout quand il fréquentait les Sarrasins et plus encore pendant son séjour à la Cour de Noureddin. Melèh avait été chassé du pays par son frère, quand celui-ci allait bientôt mourir, et il avait alors reçu des Sarrasins la seigneurie de la province de Cyrus. Il avait été reçu auparavant dans l'ordre des Templiers qui l'avaient éduqué et lui avaient donné l'orgueilleuse présomption de soi-même dont il était rempli. Ils l'expulsèrent de leur ordre ou il les quitta de son plein gré.

Ce qui fit croire à quelques-uns qu'il renia sa foi et se fit musulman, mais ce qui n'est pas probable bien qu'on ne puisse pas affirmer absolument le contraire; car il ne se conduisait pas en chrétien et ne voulait pas entretenir de relations avec les chrétiens. Melèh poursuivait également de sa haine le bas-peuple, le bourgeois, le clergé et la noblesse.

Lorsqu'il sut que Thoros était mort, il partit avec une armée que lui donna son protecteur Noureddin et vint s'emparer de l'autorité de son frère. Le Bailli Thomas n'eut que le temps, pour sauver sa vie, de se réfugier à Antioche. Quant au jeune Roupin qu'on avait cru mettre en sûreté à Romcla, sous les ailes tutélaires de son ange gardien, S. Nersès Chenorhali, il fut assassiné par des malfaiteurs. J'ignore s'ils furent ou non soudoyés par Melèh.

Le principat de ce tyran se prolongea six ou sept ans au milieu des troubles. Il fut exécré par les Arméniens et par les étrangers. N'ayant aucun égard ni pour l'ami, ni pour l'ennemi, il ne prit pour lois que sa volonté et ses caprices. Il n'avait peur de personne, car il se sentait soutenu par Noureddin qu'il affectionnait comme un frère. Il fit battre monnaie à son nom et à celui de Noureddin. Il se fit aussi l'allié de son autre puissant voisin, le sultan de Konieh. Il était tranquille et sûr de tous les côtés 29.

Comme on peut le supposer, il songea d'abord à tirer vengeance de l'humiliation qu'il avait essuyée, bien qu'il l'eût méritée, d'avoir été chassé du pays. Alors, dit l'historien, «il se vengea de tous ses adversaires, leur prit tout ce qu'ils possédaient et les fit jeter en prison après les avoir enchaînés. II fit prendre les évêques auxquels il fit arracher les dents. il soupçonnait qu'il se trouvait de l'or et de l'argent, il allait le dérober… Il entassa de cette façon des trésors et s'enrichit extraordinairement en dépouillant les innocents… C'était un être sauvage, au caractère difficile et cruel. Tous l'exécraient et voulaient s'en débarrasser, mais ils ne purent en trouver l'occasion favorable». Nous ne voulons pas parler de ses actes d'immoralité.

Le roi de Jérusalem et les autres princes avaient mandé auprès de l'empereur un grand personnage, le Comte Etienne de Blois. Ce Comte devait passer par les Etats de Melèh. Ce dernier en fut informé; il se mit en embuscade près de Messis, le surprit, le dépouilla complètement et le laissa libre après lui avoir donné pourtant la plus pitoyable monture. Du reste, Melèh avait l'habitude de dépouiller de même tous les pèlerins qui passaient par son pays. Comme il avait une haine profonde contre les Templiers, ses amis d'autrefois, il les chassa tous de la Cilicie, après s'être emparé de toutes les possessions qu'ils avaient entre ses frontières et celles d'Antioche.

Il ne se fit encore aucun scrupule d'envahir la principauté d'Antioche, surtout après que le bailli Thomas s'y fut réfugié. Le Prince d'Antioche marcha contre lui, excité, lui aussi, à faire cette invasion par quelques princes arméniens. Mais avant qu'ils ne fussent en face l'un de l'autre, le roi de Jérusalem envoya coup sur coup, ses ambassadeurs pour conjurer Melèh de signer la paix. Ce dernier refusa. Alors le roi de Jérusalem envahit, avec d'autres alliés, la plaine du territoire de Melèh, car il n'osait pas s'aventurer dans les montagnes et il avait peur du Montagnard. Aussitôt, Melèh fit avertir Noureddin. Quand les alliés apprirent que le Sultan d'Alep s'avançait contre eux, ils furent épouvantés et chacun d'eux s'en retourna chez soi. Melèh à son tour, enhardi, songea alors à faire une invasion dans les possessions du roi de Jérusalem. Mais les chevaliers Hospitaliers accoururent et arrêtèrent sa marche; c'était en 1172. Cet implacable ennemi des Grecs tourna alors ses armes contre eux. Il les chassa de toutes les villes qui étaient encore en leur pouvoir. Il se rendit maître de Tarse, d'Adana et de Messis, ou pour mieux dire de toute la Cilicie.

Manuel, furieux de ce qu'après tant de peines, il ne pouvait parvenir à garder la Cilicie qui lui glissait toujours dans les mains, envoya contre Melèh trois généraux célèbres qui, auparavant, avaient été les gouverneurs de quelques-unes de ces villes: Michel Vrana, Constance Euphorpène et Constance Calaman le jeune. Melèh vint à leur rencontre, vers la fin de 1172 ou au commencement de 1173; il avait probablement avec lui des troupes que lui avait fournies Noureddin. Il écrasa les Grecs et revint chargé de butin et emmenant de nombreux prisonniers, dont il envoya une partie avec trente officiers prisonniers au Sultan que celui-ci offrit au Calife de Bagdad. Cette victoire de Melèh fut considérée par le Sultan comme une des plus grandes de ses propres victoires.

Il n'y avait plus que peu de châteaux en Cilicie restés au pouvoir des Byzantins. L'un de ces châteaux était Lambroun. Il appartenait au plus obstiné, au plus acharné rival de la Maison des Roupéniens. Melèh ressentait autant de haine pour les seigneurs de Lambroun qu'il en avait ressenti pour les Grecs. Il en voulait surtout au Sébaste Héthoum d'avoir répudié sa femme, fille de Thoros, après la mort de celui-ci. «Melèh, profondément irrité, alla (en 1173) assiéger, avec une forte armée, Lambroun et cerna ses habitants…. il les fit cruellement souffrir par les armes et par la famine». Melèh aurait encore fait plus de mal à ce château s'il avait pu le faire capituler par la famine, mais l'archevêque Grégoire Degha 30 dont on affirme que Melèh était le beau-frère (donc Melèh avait épousé l'une des filles de Vassil, frère de S. Nersès Chenorhali), vint le supplier d'accorder la paix. Pendant que l'Evêque s'occupait de cela, ou vint lui apprendre la mort de son oncle, le saint Catholicos Nersès, et il se hâta de retourner à Romcla. , Grégoire vit avec étonnement qu'on ne l'attendait pas et que, sans prendre en considération le testament de Chenorhali, on lui avait donné pour successeur, Grégoire Abirad, son parent.

Grégoire Degha retourna auprès de Melèh, celui-ci en référa à son fidèle protecteur Noureddin. Comme on les craignait tous deux, on exécuta le testament du Saint Catholicos et on élut pour son successeur Grégoire Degha. On promit à Abirad de le faire succéder à ce dernier.

Deux ans après, en 1175, les princes et la milice des Arméniens, las de la tyrannie de Melèh et ne pouvant plus le supporter, formèrent un complot et le tuèrent à Sis. C'est à cette triste circonstance qu'on cite la première fois cette ville comme restaurée par Melèh premier tyran de cette dynastie arménienne.

Melèh fut inhumé au couvent de Medzakar (Grande Roche) qu'il avait fait bâtir. Ce qui prouverait que les sentiments religieux n'étaient point tout-à-fait éteints dan son cœur sombre. On ignore à quelle époque le couvent fut bâti.

Roupin II, qui succéda a Melèh ne voulut pas laisser impuni l'assassinat de son oncle. Cet attentat était, malgré tout, in crime de lèse-majesté. A force de ruse, il finit par connaître et retrouver les auteurs de ce délit, qui se considéraient comme des bienfaiteurs de la nation. C'était Tchahane et l'eunuque Aboulgharib. Il leur fit attacher une pierre au cou et jeter au fleuve.

Ce Roupin était le fils de Stéphané, frère de Melèh et de Thoros. Sa mère Rita, fille de Sempad seigneur de Babéron, l'avait sauvé avec son petit frère Léon des mains de Melèh le tyran, et l'avait conduit elle-même auprès de son frère Pagouran, à Babéron. C'est que Rita les éleva, dit l'historien qui prodigue des éloges à la mère et aux deux enfants: «Elle était pieuse et sage, cette femme, et craignait Dieu. Pour son frère, le seigneur de Babéron, il dit: C'était un homme bon et généreux, affable pour tous, aimé de Dieu et des hommes».

Après la mort de Melèh, les princes du pays le lui réclamant, Pagouran leur envoya Roupin, muni de «beaucoup de présents d'or et d'argent». II ne voulut plus se souvenir que Sempad, son père à lui Pagouran, avait été tué dans un combat contre Thoros, l'oncle des jeunes princes Roupin et Léon.

Roupin fut reçu au milieu des acclamations et des démonstrations de joie par les princes arméniens. «Car, dit l'historien, c'était un jeune homme affable et généreux, à l'aspect noble; il avait trente ans; il était exercé dans le maniement des armes, habile à lancer des flèches. Il commença par distribuer à tous des présents. Ayant réuni les trésors de Melèh, il les distribua à tort et à travers. Il s'attira la bienveillance de tous en donnant des festins somptueux. Partout il alla avec ses soldats, il arrêta la résistance de ses ennemis. C'est ainsi qu'il se rendit maître de Messis, d'Adana et de Tarse». On voit clairement par ce passage que ces villes de la Cilicie étaient retombées au pouvoir des Grecs. Elles n'étaient pas glissées des griffes de Melèh, car il les avait redonnées de bonne volonté et par traités passés au prince d'Antioche. On en donne l'assurance formelle quant à la ville de Tarse. Bien plus, comme cette ville était trop éloignée de la capitale pour être facilement défendue, les Antiochiens la rendirent volontiers à Roupin en 1182, mais à un haut prix. Depuis lors, elle resta toujours aux Arméniens; les Grecs n'ayant plus l'espoir de la reprendre jamais, la saluèrent pour la dernière fois. Kyr-Isaac, son gouverneur dut l'aban donner.

Ce Kyr-Isaac se rendit alors à Chypre; d'autres affirment que ce fut autrepart. D'autres encore qu'il resta à Tarse ou tout au moins dans une des villes des provinces appartenant aux Arméniens. Les historiens contemporains disent de cet Isaac qu'en 1183, il marcha contre le Sultan de Konieh, mais que Roupin arrivant avant son voisin et allié le sultan, repoussa Kyr-Isaac, le défit, s'en saisit et le remit entre les mains du sultan. Celui-ci refusa de le recevoir; alors Roupin, le livra au prince d'Antioche, avec lequel il s'était brouillé et cela amena leur réconciliation 31. Kyr-Isaac était parent de Roupin; il avait épousé la fille de Thoros.

Après bien des années, le vieil ennemi des Arméniens, le lâche Andronicus leur déclara une nouvelle guerre. Ce tyran occupait le trône impérial; c'était en 1185. Il manda une ambassade secrète au fier Kurde Salaheddin et l'engagea à s'emparer de la principauté de Konieh et de celle de la Cilicie. Avant d'entamer cette entreprise, Andronicus fut tué par ses sujets, et la conquête de la Cilicie sortit de la pensée des Byzantins pour toujours.

Une fois affranchis de la suzeraineté des Grecs, les Héthoumiens, seigneurs de Lambroun, devinrent princes indépendants dans la Cilicie. Roupin en voulait à ces derniers. Il suivait les errements de ses ancêtres. Dès le commencement de son principat, il vint attaquer leur château qu'il assiégea pendant trois ans et qu'il réduisit à la famine. Il ne put s'en rendre maître, d'autres affaires étant survenues.

Vers la fin de 1180, le puissant Salaheddin, après la conquête de Konieh, avait tourné ses armes contre le pays de Roupin. C'est ainsi qu'on appelait alors la Cilicie. Les historiens arabes, prétendent que Roupin avait permis à une peuplade turkomane de venir paître leurs bestiaux sur son territoire et qu'ensuite il les dépouilla. Salaheddin entra donc dans le pays des Arméniens, mais quand il vit combien les montagnes étaient fortifiées, il s'arrêta dans la plaine. Il porta la dévastation de côté et d'autre. Roupin supposant que le musulman avait envie de s'emparer de l'un des châteaux il avait enfermé ses richesses, fit abattre ce château. Mais avant qu'on eût eu le temps d'emporter ce trésor, les Sarrasins arrivèrent et s'en emparèrent. Roupin consentit à ce que le butin qu'il avait pris aux Turkomans leur fut restitué avec les prisonniers qu'il leur avait faits et éloigna de cette façon le grand Conquérant 32.

A cette époque, en 1181, Roupin contracta des liens de parenté avec les Latins, en épousant la fille de Humfroi seigneur de Karak ou Crak et de Toron. Il se rendit en personne à Jérusalem et y fit célébrer magnifiquement ses noces. Il revint avec sa femme, dont il eut deux filles, Alice et Philippine qui devinrent célèbres par la suite, surtout la première qui fut cause de longs embarras politiques sous le règne de Léon et encore après. Roupin, par son mariage, rendit plus étroite l'amitié des Latins et des Arméniens 33. Plusieurs des princes latins qui avaient été en guerre avec le roi de Jérusalem ou qui étaient mal avec lui se réfugièrent auprès de Roupin.

Celui-ci, en paix maintenant avec tous et aimé de tous, commença à être pris de passions indignes. C'est «pour cela, dit-on, qu'il se rendit à Antioche le prince Bohémond le fit mettre en prison en 1185» selon les coutumes barbares du temps qui permettaient d'attenter à la liberté et à la vie des voisins et même des amis. Bohémond exigea de Roupin qu'il lui livrât la contrée qui confinait à sa principauté, située sur la rive gauche du fleuve de Tchahan. Roupin écrivit alors à son oncle Pagouran et à son frère Léon, d'envoyer comme otages sa mère et d'autres grands personnages arméniens et fut remis en liberté, après avoir encore livré au prince d'Antioche quelques châteaux que celui-ci avait exigés: Til, Sarouantikar et Djigher, et lui avoir donné en outre mille besans d'or comme rançon.

Les otages furent renvoyés. Peu de temps après Roupin redevint maître du pays soit par lui-même, soit par le fait de Léon. On prétend que l'acte du prince d'Antioche avait été commis à l'instigation des Héthoumiens, seigneurs de Lambroun, car Roupin ne cessait point de harceler ces derniers. Roupin était encore en captivité lorsqu'il fit passer secrètement l'ordre à son frère Léon de ne point abandonner le siège de Lambroun et de cerner étroitement le château comme il fit lui même aussi, sans doute à son retour, pour se venger de ce qu'on lui avait fait. Il ne persévera pas dans ces sentiments de haine terrible, car, en 1187, à l'approche de sa mort, il s'en repentit et se fit pardonner des Héthoumiens, les mauvais traitements qu'il leur avait fait endurer.

Roupin remit son principat à son frère Léon qu'il chargea aussi de l'éducation de ses filles. Il lui conseilla paternellement de bien gouverner le pays qu'il avait agrandi et qu'il espérait lui voir agrandir encore et consolider. Roupin avait reconnu la haute intelligence et la vaillance de Léon. Ensuite, suivant l'exemple de son oncle Thoros, il revêtit l'habit religieux, jeta un dernier regard vers le soleil et dit adieu à la vie. Il fut enterré dans le cimetière de Trazargue 34.

La Cilicie, surtout la plaine de cette province, après bien des évolutions et des bouleversements, après avoir été occupée tantôt par les Grecs, tantôt par les Arméniens, les Francs et quelquefois même les Sarrasins, allait trouver une paix relative sous Léon et ses successeurs, pendant près d'un siècle ou peu s'en faut; quant aux montagnes elles furent toujours leur possession assurée. Léon recula les frontières de son pays au-delà de la Cilicie et de I'Isaurie. Alors les antiques divisions grecques de l'Asie Mineure durent se modifier au gré de l'autorité des Arméniens; elles durent changer de noms malgré elles, et nous citerons ceux qui nous paraissent le plus authentiques.

Nous voudrions connaître la manière d'administrer des premiers princes Roupéniens dont nous avons relaté les actes, soit civiles, soit militaires. Nous voudrions savoir au juste en quoi consistait l'autorité qu'ils avaient sur les nobles et le peuple arménien, et quels hommages ils en recevaient. Nous manquons de documents à ce sujet ou plutôt nous n'en avons que très peu. Ceux qui nous sont parvenus, c'est-à-dire les lettres qui ont été adressées à ces princes, nous apprennent qu'on leur donnait le nom de Prince 35 auquel on ajoutait les épithètes de Grand et Pieux. Nous n'avons pas trouvé chez les contemporains, leur dénomination de Baron. Cependant nos derniers auteurs contemporains ont attribué à leurs ancêtres ce titre, qui était donné également aux princes européens de leur temps. Il avait été introduit par des Européens. Les premiers occidentaux qui connurent les Roupéniens l'ont appelé souvent les Montagnards, comme nous le dirons ci-après. Quelquefois aussi, Princeps, ainsi que le dit Guillaume de Tyr, l'historien des croisades, en ajoutant presque toujours: Potentissimi. Il donne souvent ce dernier titre à Thoros II, à Melèh 36 et à Roupin 37. Quelquefois aussi cet auteur les qualifie de Très-grand et de Satrape. Aussi, il dit pour Roupin 38 Rupino Armeniorum potentissimo. Il emploie les mêmes termes pour tous les princes arméniens et turcs.

Le Traducteur francais ou celui que l'on appelle le continuateur d'Eracle, donne seulement le nom de Seigneur aux princes Roupéniens. Aussi, il dit: «Rupin, seigneur d'Erménie» ou bien Sire: «Thoros, qui Sires estoit d'Erménie» 39.

Les plus fidèles de nos souverains à l'empereur, comme nous l'avons déjà dit, furent honorés du titre de Sébaste et plus tard de celui de Protosébaste 40. Les seigneurs de la Cilicie furent réputés liges non-seulement de l'empereur mais aussi des princes d'Antioche et leur devaient hommage. La cause en est que les croisés qui eurent d'abord sous leur autorité les villes de la Cilicie, donnèrent en suite ces villes aux princes d'Antioche. Les princes en furent effectivement les maîtres, surtout de la ville de Tarse. Cette coutume subsistait encore à la mort de Roupin II et même au commencement du principat de Léon, qui s'affranchit de ce joug importun et se reconnut seulement vassal de l'empereur de l'occident.

On ne mettra pas en doute que les Souverains de la Cilicie se soient montrés véritablement grands. Nous avons pour en témoigner leurs liens de parenté avec les Rois d'occident et les grandioses dots qu'ils faisaient à leurs fils et à leur filles. On a vu quelles énormes rançons ils donnaient pour recouvrer leur liberté.

Les sources de leur richesse étaient d'abord les butins pris à l'ennemi et les rançons des prisonniers qu'ils faisaient; en second lieu les impôts que devaient acquitter leurs sujets. On ignore quel était le mode de perception de ces impôts. Enfin, c'était la taxe que l'on devait payer pour passer les montagnes ou les rivières. Ces ressources s'accrurent sous les rois leurs successeurs et emplirent les coffres du trésor de l'Etat. Ces richesses furent employées au maintien du pays, dans ses fréquents bouleversements, et même aux jours d'envahissement par les ennemis.

Nous croyons nous être suffisamment étendu sur la conquête de la Cilicie par les Arméniens, sur la puissance de la famille des Roupéniens jusqu'à l'avénement de Léon-le-Magnifique qui donna tant d'éclat à cette province chancelante, qui en fit un royaume sûr et lui appropria le nom d'Arménie.

1 Quelques historiens font remonter sa souveraineté jusqu'à l'année 1076, époque à laquelle vivait encore Kakig, ce qui, en conséquence, n'est pas admissible. Sempad, dans sa Chronologie, dit que le principat de Constantin dura quatorze ans. Il aurait donc commencé en 1087. Ce qui diminuerait la durée de celui de Roupène qui commença dès la mort de Kakig, c'est-à-dire en 1080.

2 "Celui-ci (Constantin) honoré du peuple franc,

Avec lequel il s'était allié

Pour combattre les Turcs.

Ils (les Croisés) lui décernèrent le titre de comte,

On le nomma Comte et Marquis„.

3 Les historiens des croisades qui sont presque contemporains de Thoros, défigurent souvent son nom, ils l'appellent Tafnus et même Taforch.

4 On prétend qu'il tarda bien à payer le reste. Un chroniqueur latin ajoute que Thoros avait imposé pour condition à Baudouin de laisser croître sa barbe, ce à quoi ce dernier consentit. Un an après, Baudouin voulant obtenir une partie de ce que lui devait son beau-père, lui envoya dire qu'il avait beaucoup de créanciers qui le contraignaient à se faire raser la barbe. Thoros lui écrivit bien vite de ne pas faire cet affront à sa fille et lui envoya immédiatement trente-trois mille besans d'or. (Jacques de Vitry. 74).

5 C'est vers cette époque que Gabriel, gouverneur arménien de Mélitine, donna à l'autre Baudouin de Bourg, d'abord comte d'Edesse et ensuite roi de Jérusalem, sa fille Marcille ou Morphie, dont naquirent quatre filles. L'ainée Mélissinde, fut donnée en mariage à Foulques, comte d'Anjou, qui succéda à Baudouin II sur le trône de Jérusalem. Mélissinde, après la mort de son mari, n'en resta pas moins souveraine de Jérusalem et comme telle lança des édits en 1160, sous le règne de son fils Baudouin III, à qui succéda son frère Amauri I. Celui-ci avait épousé Agnès fille de Josselin II, lui-même fils de la fille de Constantin I, et de Josselin I. De son mariage avec Agnès, Amauri eut un fils, Baudouin IV, qui naquit en 1160, et mourut en 1185, sans laisser de fils. Deux ans après, la ville sainte fut prise par les Sarrasins et le royaume de Jérusalem finit en fait sans finir de nom. Parmi ses rois nominaux un des premiers et le plus fameux, Jean de Brienne avait épousé la fille du premier roi arménien, Léon le Magnifique. Ainsi donc toutes les reines de Jérusalem furent ou arméniennes ou de sang arménien.

La famille de Baudouin, gendre du prince Arménien, est citée dans les « Lignages d'Outremer », ouvrage qui fut traduit par un écrivain arménien presque contemporain, qui paraît être l'historien Héthoum. Voici ce qu'il y est dit (selon le texte arménien): « Le second roi de Jérusalem fut Baudouin de Bourg leur parent (des Bouillon). Il épousa la fille d'un prince arménien qui se nommait Gabriel le Baron et qui commandait Mélitine. Le nom de sa femme était Morphie. Elle lui donna quatre filles dont voici les noms: Mélissanthe, Alice, Hodiarde et Djavié ou Djoié. Mélissanthe devint l'épouse de Foulques, comte d'Anjou; Alice devint la femme du prince d'Antioche; Hodiarde, celle du Comte de Tripoli, et Djoié se fit religieuse et l'on lui bâtit un couvent qui s'appelle S. t Lazare de Béthanie».

6 Un antique auteur de Mémoires, raconte en peu de mots sa vie. Il dit: « Constantin (fut) un homme brave et juste. Il fut aimé par le plus grand nombre des habitants du pays de Cilicie, avec les bras desquels il s'agrandit jusqu'au littoral(?) du Taurus; il s'empara de cette région. D'abord il occupa le château de Vahga, d'où il s'élança à la conquête d'au tres points de la plaine et des châteaux-forts. Il défit les Grecs à mainte reprise. S'étant allié aux soldats francs de la garnison d'Antioche contre les Ismaëlites et, ayant déployé une vaillance extraordinaire, il émerveilla l'armée de ces braves dont il reçut le titre du Comte et qui l'appelaient Marquis. Après avoir mené une existence de conquérant et avoir eu deux fils, Thoros et Léon, il mourut en chrétien ».

7 Math. d'Edesse entre autres et, parmi eux, l'historien royal qui dit: « Avant qu'il (Constantin) ne mourût, on vit un fait extraordinaire. Un feu, semblable à la foudre, vint jaillir sur le château de Vahga. Il frappa un plat d'argent qu'il rejeta de l'autre côté de l'édifice, sous sept autres plats. On disait que c'était un présage de la mort de Constantin. Il mourut pendant cette année-là, après s'être confessé en digne chrétien, et fut enterré dans le saint monastère de Castalon ».

8 «Dans la même année fut vengé le sang innocent de Kakig par le meurtre des trois fils de Mantalé. Ces derniers possédaient une redoutable forteresse, près de Tzoughentchour Ձուկնջուր (Rivière aux poissons), qui dominait le pays des Kamirs (la Cappadoce). Ce fort s'appelait Kendroscave. Le premier de ces frères avait de l'amitié pour Thoros, fils de Constantin et Seigneur de Vahga. Tous les trois avaient promis à ce dernier de lui donner ce château, car il se trouvait à ses frontières et ils étaient beaucoup inquiétés par les Turcs. Thoros alla leur rendre visite en ami, mais escorté de ses soldats. S'étant arrêté dans un lieu voisin, il leur envoya dire qu'il les y attendait. Un des trois frères, prenant avec lui des présents (qu'il voulait offrir à Thoros) se rendit auprès de celui-ci et lui présenta une magnifique épée et de riches vêtements. Après qu'ils eurent mangé et bu, Thoros lui rappela sa promesse de lui céder le château. L'autre, reniant sa promesse, lui répondit: Nous ne pouvons pas vous abandonner notre propriété patrimoniale. Quand Thoros vit qu'il avait été trompé par eux (les trois frères), il dit à celui qui était venu: Lève toi, garde tes présents et va-t'en. Dorénavant prenez garde à moi. Thoros s'en retourna chez lui, l'autre encore ; mais il revint en secret pendant la nuit; il plaça ses fantassins en embuscade autour du château-fort et se tint plus loin avec sa cavalerie. Le matin arrivé, chacun se rendait à ses affaires. Quand ils aperçurent les soldats en embuscade, ils revinrent sur leurs pas et s'enfuirent au château; les soldats de Thoros les y poursuivirent. Arrivés au château, les Grecs en fermèrent la porte intérieure aux fantassins, mais ils n'eurent pas le temps de fermer la porte extérieure. Les soldats de Thoros emportèrent la porte et mirent le feu dans le château. Les habitants épouvantés ouvrirent bien vite la porte de l'autre côté et se mirent à se sauver. Les soldats de Thoros firent prisonnier les fuyards, s'emparèrent du château et coururent annoncer (leur victoire) à Thoros. Il en fut émerveillé, arriva joyeux et entra dans le fort. Il commença à réclamer tous les trésors; car l'or et l'argent de toute la province y étaient entassés. Thoros cria aux fils de Mantalé: Apportez-moi le glaive et les vêtements royaux de Kakig! Ils les lui apportèrent. Thoros, à leur aspect, se mit à fondre en larmes et tous ses soldats pleurèrent avec lui. Thoros, furieux, s'écria: est le trésor? Ils s'obstinèrent à ne pas le lui dire. Alors on commença à les torturer. L'un d'eux se précipita du haut du fort et se tua. On recommença les tortures sur l'aîné qui dit insolemment à Thoros: Toi tu es un Arménien, mais nous, nous sommes princes grecs, que diras-tu à notre souverain? Thoros, exaspéré, lui répondit: Et vous, qui avez tué un homme puissant et sacré roi, qui venait se réfugier humblement auprès de vous, comme un père près de ses enfants, qui vous aimait, et que vous avez assassiné, Kakig, que direz-vous à la nation arménienne? Thoros la rage au cœur, se leva, et s'emparant de la manche d'un marteau, se jeta sur lui. En sanglottant, il se mit à le frapper jusqu'à ce qu'il l'eût tué. Alors Thoros rendit grâces au Seigneur qui l'avait jugé de venger le sang de l'innocent Kakig, massacré perfidement. Le père de son père, Roupin était des princes du roi Kakig. Ensuite il (Thoros) s'empara d'un grand nombre de trésors d'or et d'argent et de toutes les provisions. Il emmena avec lui l'autre frère à Vahga, et laissa une garde au château. Le troisième frère s'était tué en se précipitant du haut des rochers».

9 En 1100, selon Mathieu d'Edesse, il y avait un certain Thathoul, ministre à la Cour de l'Empereur, prince des princes, homme brave, qui avait courageusement repoussé Boémond quand il était venu pour s'emparer de cette ville. Les historiens byzantins disent qu'en 1103, Boutoumite s'était rendu maître de cette ville et qu'il l'avait remise au général Monastre. D'où nous pouvons conclure que la ville de Marache tomba dans les mains des Francs entre 1100 et 1103. Lorsqu'elle fut reprise par ces derniers, notre historien Mathieu d'Edesse, ne donne plus le nom de son gouverneur d'alors, il l'appelle seulement le prince des princes.

10 Passage d'un des premiers historiens des Roupiniens.

11 Le Beau, XV, 419, d'après Anne Comnène.

12 Toros ne protégeait pas seulement ses compatriotes, il protégeait aussi les étrangers qui venaient se réfugier auprès de lui. On donne, pour exemple, Palao, qui doit être le puissant prince d'Alep qui fut vaincu par Maksoud le sultan de Konieh et vint chercher un refuge près de Thoros. (Aboul-Faradji après, ce semble, l'an 1122).

13 Mathieu d'Edesse raconte ce fait plus longuement: «Après cela, Roger appela à la guerre les soldats arméniens. II fit venir Léon et lui dit: Tu viendras combattre demain; nous allons mettre les soldats arméniens à l'épreuve. Alors le grand seigneur arménien réunit tous ses soldats qui se trouvaient au camp. Tous entourèrent le brave guerrier chrétien, Léon. Celui-ci les encouragea l'un après l'autre. Le lendemain les Sarrasins vinrent à la rencontre des Francs; le prince des Arméniens acharna ses hommes contre les Turcs; il excita leur courage et ils se précipitèrent contre les Infidèles. Il (Léon) rugit comme un lion et, avec ses soldats, donna un choc terrible contre les ennemis qu'il mit en fuite et (poursuivit) l'épée dans les reins jusqu'à la porte de la ville et en tua beaucoup. Il les assiégea et les tint si serrés dans la ville qu'ils ne purent faire une sortie pour combattre ses hommes. Léon, le prince des Arméniens, se fit un nom glorieux ce jour-là et reçut des louanges des soldats francs. De ce jour, Roger admira les soldats arméniens. (Léon) serra de si près la ville d'Azaz, qu'après un combat cruel, il la força de se rendre et s'en empara tranquillement. Il ne fit aucun mal à personne et permit à ses habitants de sortir en toute sécurité».

14 Vahram.

15 C'est de cette manière que je comprends ce que rapporte Aboul-Faradji le syrien; mais on peut comprendre tout le contraire dans la traduction latine de cet historien. Isaac fut le beau-père de Léon; mais, comme celui-ci avait déjà des fils, parvenus à un certain âge et qui lui étaient nés de la fille de Baudouin de Bourg, on ne peut pas le croire gendre d'Isaac.

16 Au milieu des villes connues dont l'empereur s'empara, les Grecs en citent quelques-unes tout à fait inconnues, entre autres: Périclyton, Περικλιτόν et Kolonia, Κολώνια. Ephrem-le-Moine.

17 V oici ce que l'on prétend que Thoros aurait dit à son père: «J'ai vu dans mon songe qu'un homme m'offrait un pain avec un poisson dessus. Je le pris et je t'en donnai aussi. Le père, émerveillé, devina la signification du songe de son fils: Tu régneras encore, lui dit-il, sur le pays de la Cilicie que nos ancêtres ont acquis par la force et tu étendras ton domaine jusqu'à la mer, c'est ce que le poisson veut dire. Mais moi je ne le verrai pas».

18 Beaucoup de chroniqueurs, le citent. Entre autres, notre Héthoum, qui dit: «l'année 587, (1138), vint Ahmad Mélik qui arracha des mains des Grecs différentes possessions de Léon: Vahga, Gaban et la Montagne- R ouge».

19 L'historien Sempad dit seulement: «trois ans resta pris» notre pays par des étrangers, c'est-à-dire par les Antiochiens et par Mélik Ahmad. Sempad croit ou que cette domination des étrangers eut lieu plus tard, ou que Thoros revint plus tôt en Cilicie. D'après les plus f idèles historiographes, Thoros ne rentra dans le pays qu'en 1144 on 1145. Pourtant il paraît que Stéphan é s'évada et revint avant cette époque. On ignore comment il opéra son évasion. L'historien royal parlant quelque part de ces deux princes, Thoros et Stéphané, dit qu'ils s'enfuirent en cachette. Vartan (LXXIII) dit de même et ajoute qu'ils s'en revinrent ensemble mais plus tard, en 1151.

20 Selon Michel le syrien. Selon d'autres, Thoros se serait marié avec la fille du bailli Thomas qui était fils de la tante de Thoros. Ces deux assertions peuvent être vraies, mais il faut supposer que Thoros, aussitôt après la mort de sa première femme, en prit une seconde, ou bien alors qu'il ne réussit pas à prendre la première.

21 Le même Michel dit que les Turcs écrasés par Thoros étaient au nombre de 3000. Il dit aussi qu'avant cet exploit, Thoros avait envahi «le pays de la Cappadoce et avait marché sur les Turcs et qu'il s'en était retourné avec un grand nombre de prisonniers, chargé de butin, et avec un nom glorieux».

22 L'historien d'Edesse (Mathieu) s'exprime ainsi: «Le sultan envoya un des grandes princes de son fils Mélik, qui se nommait Yakhoub. C'était un homme méchant et cruel. (Le sultan) lui donna une armée forte de près de 3000 hommes pour aller dévaster Antioche. Après qu'ils (Yakhoub et son armée) eurent passé le lieu appelé Les Portes, tout-à-coup comme si le ciel les envoyait, les chevaliers francs et le frère du néralissime Stéphan é, se jetèrent sur eux et les écrasèrent. Y akhoub fut transpercé d'une lance qui lui atteignit le foie. Il jeta un grand cri et mourut». Vartan dit de même, mais plus brièvement (LXXIII): «Akhoub, leur chef, voulut se rendre, à la tête de 3000 hommes, à Anazarbe, vers la province d'Antioche, mais Stéphané, frère de Thoros, fondit sur eux et les écrasa tous. Les cris des mourants furent entendus jusqu'au camp (d'Akhoub), tous frémirent et s'enfuirent sans reprendre haleine. Le sultan n'eut que le temps de se sauver et de se réfugier dans son repaire».

23 Guillaume de Tyr (XVIII, 10), dit que Renaud, repoussa Thoros, après lui avoir infligé de grandes pertes.

24 Entre autres, Sempad et Mathieu d'Edesse. Michel le Syrien, bien qu'il dise que ces massacres furent commis du consentement de Thoros, prétend que ce fut Renaud qui les commit.

25 C'est le Docteur Vahram qui place ce fait avant ce que nous avons l'apporté plus haut et qui commet ainsi un anachronisme.

26 Vahram lui aussi parle de cela comme ayant eu lieu bien avant. Un auteur de mémoires dit de même, mais cet auteur n'est pas contemporain. D'après ce qu'ils rapportent l'un et l'autre, on serait tenté de croire que Manuel serait venu deux fois en Cilicie pour faire la guerre à Thoros et qu'il y serait venu soit avant, soit après l'époque eut lieu la grande bataille près de Messis, que suivirent de près les invasions du sultan de Konieh.

27 Quelques-uns prétendent que ce fait eut lieu en 1163 ou 1164, mais l'historien royal dit que ce fut en 1165. C'est, du reste ce qu'exige l'ordre du cours des événements du principat de Thoros.

28 C'est comme nous l'avons dit plus haut, avant que Manuel fût venu pour la première fois en Cilicie. Lors de cette première guerre, Partzerpert n'était pas encore aux mains de Thoros.

29 Le Beau, XVI, 505.

30 Je suppose que c'est ce que veut dire un auteur de mémoires contemporain: «C'est pour cela qu'il (Grégoire Degha) alla pour les engager à faire la paix vers les deux gouverneurs (Ոստիկան). Ils le laissèrent passer et le conduisirent dans l'imprenable château de Romcla».

31 Bernard. Petroburg. Le Beau, VI, 351.

32 C'est ce que racontent les historiens arabes: El-Atir, Aboulféda et autres.

33 Ce ne furent pas seulement des relations civiles mais encore des relations religieuses qui commencèrent entre eux dès l'époque de Roupin; car le pape Lucius III, en 1184, écrivit une lettre à notre Catholicos Grégoire Degha.

34 Roupin paraît être mort le 6 mai 1187, car, dans une nécrologie royale, il est dit qu'il est mort au commencement du mois de Mai. A pro pos de cette date du 6 Mai, il est écrit: «Mourut le brave et victorieux Baron Roupin, le parent du Roi Kakig». C'est évidemment une erreur, car ni avant ni après, Roupin II n'est cité dans ce livre.

35 C'est ainsi que sont appelés, dans les mémorandum de nos livres écrits en 1137: Léon I en 1155: Thoros II en 1182: Roupin II en 1193: Léon II. Un autre historiographe, écrivant en 1217, sous le règne de Léon, appelle le frère de celui-ci, le Grand Roupin.

36 Guillaume de Tyr, XVIII, 10, 17, 23; XX, 25; XXII, 24.

37 Ibid. XX, 26.

38 Ibid, XXII, 24.

39 Hist. d'Eracle, XXV; 19.

40 Le Protosébas t e avait le plus haut titre de la Cour de l'empereur, mais n'avait aucune charge. Il portait un bonnet d'or et une tunique verte.