Sisouan ou lArméno-Cilicie

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  Mais avant de quitter ces hautes régions de la Cilicie, s'élèvent encore ça et les formidables forteresses médiévales, qu'y ont laissées nos princes, une force presqu'irrésistible m'oblige à m'y arrêter encore un moment, pour y chercher l'emplacement d'un lieu du plus haut intérêt pour tous ceux qui ont le sentiment du sublime, de la religion, de la piété. Ce lieu, nous l'avons mentionné plusieurs fois dans ces dernières pages de notre description: c'est Gucuse, Cocusos des Latins, Kouxouaouç des Grecs, Gheoksoun des Turcs, enfin Կոկիսոն des Arméniens. Ceux-ci furent, je crois, les premiers à lui donner ce nom: car ils citent aussi dans ces lieux une terre ou district du nom de Kok, ou province des Cocs, Կոկաց գաւառ; qui, je crois, était comprise dans la Kataonie des Grecs. Les noms arméniens, en se déclinant, prennent au pluriel, un s final; les Grecs et les Latins semblent y conformer leurs terminaisons en os et us, les Turcs suivirent leur exemple; et Cocs, Կոկս, devint Gocusos; nous l'appelerons, selon les écrivains modernes, Cucuse.

Le lieu en question est plus au nord que tous ceux que nous venons de décrire. Il n'est pas très loin de Zeithoun, au nord-ouest; de Gaban et de Fernousse au nord; il est compris dans la même vallée du Djahan, vers ses sources. Nos premiers Roupiniens l'avaient fort probablement sous leur domination. Au XIII e et au XIV e siècle on y trouve des évêques arméniens: d'ailleurs Théodoret au V e siècle dit que Cocusus est une ville d'Arménie, petite et déserte. Quant aux Grecs ils y avaient aussi leur évêque dès le IV e siècle. Cependant il ne semble pas que Cucuse ait jamais joué un rôle éclatant dans aucun temps, si ce n'est qu'elle fut une station sur la grand'route, qui, du fond de la Cilicie et des pays limitrophes, conduisait à Césarée et au delà. Les Romains y établirent une forteresse et un poste de garnison, pour garder la route et préserver les villes avoisinantes des incursions des Isauriens et d'autres peuplades barbares, qui trop souvent infestaient les pays d'alentour. Comme telle, la station de Cucuse sous les Romains et les Byzantins, devaient être assez fréquentée, mais surtout par des commissaires et des hommes d'armes entretenus par le gouvernement; car la ville en elle-même était pauvre, dénuée de tout ce qui pouvait procurer un médiocre bien-aise; elle n'avait pas même un marché pour les objets de première nécessité. La contrée, pittoresque et agréable dans la belle saison, est affreuse et presque inhabitable durant l'hiver, très rigoureux, à cause de l'altitude du terrain sur lequel se trouve bâti le bourg (plus de 4, 000 pieds au dessus du niveau de la mer). Ajoutez à cela les mœurs et les coutumes de ces habitants étrangers, la société de ces gens de garnison rudes et grossiers, le vacarme de leurs armes, le bruit des trompettes guerrières, les alarmes soudaines, souvent au milieu de la nuit, causées par la vue réelle ou imaginaire des barbares, arrivés pour tenter un assaut. Certes, aucun homme bien avisé ne voulait choisir un tel lieu pour en faire son séjour. Cependant c'est dans cet endroit, l'un des plus infimes du vaste empire d'Orient, que l'imbécilité d'un souverain, la haine implacable de l'impératrice, son épouse, l'intrigue de leurs ministres et la honteuse envie des chefs de l'Eglise, exilèrent, pensant étouffer sa voix, le plus grand orateur de la chaire chrétienne, l'incomparable Chrysostome. A l'avoir reçu dans ses sombres murailles, cette pauvre ville, presque inconnue jusqu'alors, a gagné une réputation glorieuse, un nom immortel, tandis que les ennemis acharnés du grand homme perdaient leur gloire et leur honneur.

Rien de plus touchant que les Lettres nombreuses envoyées par le grand exilé aux amis qui lui étaient restés fidèles, et en particulier à sa chère diaconesse, la vertueuse et inconsolable Olympias, dont l'âme après de longues années d'épreuves, alla rejoindre celle de son père spirituel, dans la série des saints, tandis que leurs corps ramenés des lieux de leur exil, reposèrent côte à côte, sous les coupoles de la grande église des Apôtres à Constantinople. Dans ces Epîtres, Jean se montre tantôt abattu par la tristesse du paysage ou par la rigueur du climat de son lieu d'exil, lieu horrible, sauvage et dénué, comme il le dit et répete souvent. (Let. XIII, XIV, XXIV, LXXXVIII, CIX, CXI, CXXI, CLXIII, CLXXXVIII, CCXVI). Εν Κουχουσω ̃ χαδήμενοι τω ̃ πασης τη ̃ ς χαδ ' ημας η ̉ οι ̉ χουμενης έ ̉ ρηήμο ̀ τατω χορίω »; tantôt ravi (sans doute sous l'influence du beau temps), à tel point qu'il ne saurait imaginer une meilleure place; parce qu'il y trouve les douceurs, la paix de l'immense tranquillité de la plus complète des solitudes, et le soulagement de son corps: η ̉ συ χία, γαλήνη, α ̉ πταγμοσύνη πολλη ̀, σοματος ευρωστία.

Ces derniers mots disent assez combien sa santé avait souffert de ce long voyage des bords du Bosphore jusqu'à Cucuse, voyage qui ne dura pas moins de soixante-dix jours; durant lequel, tourmenté par la fièvre, l'illustre exilé, fut souvent obligé de s'arrêter des journées entières dans de misérables masures. En arrivant à Cocusus Chrysostome n'y trouva pas seulement la réconfortation de son corps, mais bien aussi et encore plus celle de son cœur: car des personnes charitables le reçurent à bras ouverts et le soignèrent comme s'il avait été un membre de leur propre famille. L'évêque grec, Adelphe, voulut lui abandonner sa résidence, qui, paraît-il, n'était pas assez vaste pour tous les deux. Dioscore, noble et riche docteur arménien, bien longtemps avant, avait eu la même intention. Connaissait-il Saint Jean, ou la renommée lui avait-elle seule appris le nom de celui qu'on appelait Bouche d'or? je ne le sais: mais il l'avait déjà invité à venir chez lui, alors que ce dernier se trouvait encore à Césarée. Il avait fait réparer et meubler à neuf sa maison, qu'il céda aussitôt à son hôte illustre; quant à lui il se retira dans sa maison de campagne. Jean accepta cet offre généreux d'hospitalité, remerciant l'autre (l'évêque) de sa bonté fraternelle. A l'exemple de ces deux notables, petits et grands, rivalisèrent pour subvenir aux besoins de l'illustre exilé. Quelle différence entre cette généreuse réception de Jean, et celle faite par l'empereur Arcade ou par Théophile le patriarche d'Alexandrie, et leurs partisans!

Chrysostome appelle Dioscore son seigneur; Ο ' δεσπότης μου Διοςχορος; il donne aussi le même titre à l'évêque Adelphe. Il demeura en maître chez ce brave Arménien, durant tout le temps qu'il passa à Cocuse, et le paya largement; non pas d'or périssable, mais de l'or qui sortait de sa bouche; et nous en avons un témoignage ainsi qu'on va le voir.

A cette époque, l'Arménie, la Grande Arménie, avait encore un roi à elle: hélas! le dernier roi Arsacide! De la même souche sortait un illustre patriarche arménien, l'un des plus distingués par sa sainteté et son savoir, l'immortel traducteur de la Bible arménienne, le grand Saint Isaac, arrière petit fils de l'apôtre des Arméniens, Saint Grégoire l'Illuminateur. Si ce patriarche ne connaissait pas personnellement Chrysostome, il avait sans doute entendu parler de ses hautes vertus, et il avait recommandé à ses évêques de faire bon accueil à l'illustre exilé, pour le cas il aurait à traverser leurs diocèses. Pendant que celui-ci se trouvait à Cucuse chez Dioscore, un évêque arménien, ami de ce dernier, pria son hôte Jean, d'illustrer par son éloquence le grand Illuminateur, dont on allait célébrer la principale fête. Chrysostome accepta, et accomplit sa tâche en vrai Chrysostome.

Dans la collection de ses nombreux ouvrages, se trouve un panégyrique en l'honneur de notre Saint Apôtre. Monfaucon doute de l'authenticité de ce discours, ne le trouvant pas à la hauteur d'un orateur si illustre: et il ne se méprend pas. En effet, le panégyrique, inséré dans les œuvres du saint orateur, peut fort bien avoir été composé par un autre, par exemple par un docteur arménien, avant l'invention de l'alphabet de sa nation, c'est-à-dire avant le V e siècle. Mais nous avons encore un autre panégyrique en arménien, plus élégant, plus fécond, attribué à Saint Jean Chrysostome, (p. 219- Saint Jean Christostome) et vraiment tout empreint du caractère et du génie de sa haute éloquence. Notre catholicos Nersès le Gracieux, (p. 219-  Saint Nersès [1] ) avant son patriarcat, en 1141, avait découvert l'original grec dans un vieux manuscrit en fort mauvais état, et traduit en langue classique arménienne, se faisant aider dans sa version par un grammairien grec, nommé Abraham. Nous l'avons traduit en latin et publié, il y a déjà une vingtaine d'années [2] .

Ce discours contient des pages dignes de celui à qui il est attribué. On ne peut pas le lire sans se sentir touché; la péroraison est pleine d'une vibrante éloquence; surtout quand l'orateur adresse ses adieux au Saint qu'il célèbre, et se sent forcé de comparer son état actuel, ses persécutions et ses souffrances, à celles du confesseur arménien. «Je vous prie, s'écrie-t-il, de ne point vous éloigner de nous; dans votre visite spirituelle, ne nous oubliez pas;... afin que nous aussi nous puissions supporter jusqu'au bout avec patience, ces quelques peines qui nous accablent; et le souvenir de ce que vous avez enduré, fera notre force dans nos souffrances... Car moi aussi je sens épuisée la vigueur de mes membres, affaibli que je suis dans mon corps et accablé de tribulations. Ce n'est que pour obéir à l'amour de vos connationnaux, et sur la terre même qui dépendait de votre juridiction, que j'ose vous rendre, avec un cœur ardent et enflammé, le tribut de mon affection (ce discours). Car moi aussi je suis à l'heure je dois me préparer à achever l'oblation de moi-même. Je vais bientôt quitter cette vie douloureuse et aller rejoindre le Christ. J'espère que là-haut nous nous rencontrerons, vous et moi, dans une céleste et délicieuse rencontre, et y habiterons ensemble, pour toujours héritiers des promesses bienheureuses. Puisse notre Seigneur Jésus-Christ nous accorder à tous ces grâces! etc» [3] .

C'est sans doute, si non la dernière, du moins une des dernières oraisons de Saint Jean Chrysostome. C'est le chant du cygne de cet incomparable Père de l'Eglise!...

Car, voilà déjà que les Isauriens sortis de leurs tanières, envahissent les monts et les plaines; ils entourent, ils assiègent Cucuse. Tout le monde s'enfuit de côté et d'autre, et Chrysostome aussi: mais il ne sait ni comment s'échapper. Après avoir erré longtemps dans les bois et les cavernes, il se réfugie enfin à Arabissus à quelque douze kilomètres de Cucuse. Mais la haine réveillée de ses persécuteurs civilisés, plus atroce que la fureur des barbares, le poursuit sans quartier, ni indulgence. Sans égards à la mauvaise saison, ses bourreaux veulent le chasser jusqu'aux frimas de Pityonte, sur les bords du Pont Euxin.

Mais le présage du panégyriste va s'accomplir; l'holocauste est tout prêt. Usé par la fatigue et la maladie, brisé par les mauvais traitements de ses conducteurs, à peine arrivé ou plutôt traîné à Comane, dans la Seconde Arménie, Chrysostome se voit au bout du long et cruel martyre de son double pèlerinage. Il ordonne de préparer sa tombe près de celle d'un autre confesseur (Saint Basile d'Amasie), ne cessant de répéter les paroles qu'il aimait à avoir sur les lèvres: «Bénie soit la volonté de Dieu en tout et pour tout». Avant d'expirer il s'unit effectivement, pour la dernière fois, avec son bien aimé Jésus-Christ, en célébrant lui-même la messe de son requiem!..

Jamais peut-être un tel génie, une vie si sainte, un cœur si ardent de charité pour ses amis et ses ennemis, pour les justes et pour les pécheurs, n'a souffert aussi considérablement de l'ingratitude humaine; et cela non pas de la part des païens et des barbares, ni au cours des persécutions des Césars de la Rome ancienne, mais en pleine paix de l'Eglise et à la fleur de la Rome nouvelle!

 

Quelques-uns de mes lecteurs me reprocheront peut-être de m'être laissé égarer par tels souvenirs dans cet ouvrage géographique. Mais en arrivant sur des points semblables de la terre, en parlant de contrées se sont accomplis des faits dont le souvenir fait frissonner tout cœur sensible, je ne sais comment il serait possible d'agir autrement? On me le pardonnera surtout, si l'on saurait qu'au moment j'écrivais ces lignes, j'avais auprès de moi une relique du bras du saint et admirable Chrysostome. O bras sans prix! qui dans tes gestes suivais les battements du cœur et la variante harmonie de cette Bouche d'or, de cet incomparable orateur universel! Bras, qui révélais son âme, quand il allait prononcer et distribuer la bénédiction pastorale et la paix chrétienne, Ειρίνη υ ̉́ μις ! Bras, qui traçais promptement le signe du pardon sur les fronts de ses ennemis aveuglés. Puisse celui dont tu nous rappelles la mémoire bénie, tracer encore du haut du ciel ce même signe de rédemption, sur les pays qu'il a parcourus en un si triste voyage; dompter la foule insensée des nouveaux Isauriens de nos jours; et adoucir les lourds travaux et la vie incertaine des malheureux qu'ils oppriment!

 

(p. 221- P. Salvatore Lilli, Franciscain. (9 juin, 1853) à Cappadocia, bourg d'Abbruzze Ultérieure: massacré, avec neuf Arméniens ses adhérents, dans le vallon Mudjuk-deréssi, près de Yénidjé-kaléssi, le 22 novembre, 1895. Voir p. 205 ).


[1] La vignette que nous présentons ici sous le nom de Saint Nersès, a été prise dans un recueil remarquable d'Iconographie arménienne, du commencement du XVI e siècle (1511); composé probablement pour servir de modèles aux enlumineurs des manuscrits.

Celle du Chrysostome est tiré d'un Missel arménien, écrit en 1444. Inutile de dire que la majeure partie de ces figures sont en couleurs.

[2] Beati Johannis Chrysostomi Oratio panegyrica de vita et laboribus Sancti Gregorii Illuminatoris, Patriarch æ Armeni æ, cujus originalis Textus desideratur: ex antiqua armeniaca versione in latinam linguam translata, 1877. S. Lazari.

[3] Les Arméniens ne vénèrent et ne fêtent pas seulement Saint Jean Chrysostome comme un grand Docteur, mais ils l'aiment et le regardent presque comme l'un des leurs. Si un Syrien et une Grecque lui ont donné le jour, ce fut un Arménien, (Mélite, archevêque d'Antioche), qui l'initia à la lumière de la vie immortelle. Saint Jean Chrysostome a du reste été dans plus d'un cas en étroites relations avec les Arméniens; le plus curieux, c'est qu'on a été jusqu'à lui attribuer l'invention des caractères arméniens, ce qui est plus que douteux, bien que l'illustre Docteur soit représenté dans la grande salle de la bibliothèque du Vatican, parmi les inventeurs d'alphabets.

Mais le plus certain, le plus glorieux, l'immortel lien de Chrysostome avec l'église et la littérature arménienne, c'est l'incomparable traduction de ses œuvres en langue pure classique, traduction qui égale l'original, surtout dans les Commentaires sur l'Evangile de Saint Mathieu, les Epîtres de Saint Paul et diverses homélies et discours. La Bouche d'or a vraiment trouvé un écho digne d'elle dans l'arménien. Quelques-unes des plus ferventes prières de notre liturgie sont adoptées de la sienne: elles se répètent chaque jour dans notre église durant la sainte messe, et le divin esprit qui les inspira, emporte vers lui au plus haut des cieux le cœur du célébrant.