Sisouan ou lArméno-Cilicie

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  Les mémoires et les livres de comptes des marchands occidentaux à Ayas s'arrêtent . On sait qu'ils s'étaient sauvés à la hâte de la ville. Les Vénitiens, avaient fui sans s'acquitter de leurs dettes envers les marchands égyptiens, à qui ils avaient acheté du coton; comme les contrats de vente étaient restés à la douane, Léon fut obligé de payer pour eux et même de payer plus qu'ils ne devaient pour se débarrasser des Egyptiens. Il écrivit ensuite au doge de Venise, le 1 er mars 1341, et lui envoya le compte des dettes qu'il avait été obligé de solder. La somme se montait à seize mille takvorines.

Mais Ayas, comme un dragon caché sous les eaux, semblait réunir toutes ses forces pour échapper à ses oppresseurs; contre lesquels elle dut se battre encore une fois [1] pendant les années 1341-1342. C'est cette même guerre qui causa la mort subite de Léon, décédé tout jeune et mort peut-être de frayeur. C'est alors que les querelles des royaumes occidentaux entre eux et les questions religieuses qui divisaient Rome et Sis, achevèrent de briser pour toujours les dernières forces de notre nation. Pour une dernière fois, Ayas releva son front, orné du diadème arménien, au-dessus des flots qui voulaient l'engloutir. Je ne saurais dire au juste quand ce fut; mais elle était libre pendant les premières années du règne de Constantin II. Peu de temps après, les Gunduzes, peuplade turkomane, qui faisait paître leurs troupeaux dans les environs, livrèrent Ayas aux Egyptiens. Mais Constantin la délivra encore une fois, en 1347, avec l'aide des Chevaliers de Rhodes dont le grand-maître était alors Dieudonné de Gozon. (p. 470- Monnaie de Dieudonné de Gozon)

Louis Philippe, fit peindre, en 1844, au musée royal de Versailles, dans la salle particulière appelée Salle des Croisades, la délivrance d'Ayas par les Chevaliers de Rhodes (ou de Jérusalem). C'est la reproduction héliotypique de ce tableau que nous présentons ici; il porte la légende suivante: «Le royaume chrétien d'Arménie était près de succomber sous l'invasion des Sarrasins qui l'occupaient en grande partie. Le roi Constant avait envoyé demander du secours en Europe; le Grand-maître Dieudonné de Gozon répondit à son appel. Il envoya les troupes de la religion en Arménie et les Sarrasins furent complètement chassés de ce pays». L'auteur de ce tableau (M. r Henri Delaborde, membre de l'Institut, secrétaire perpétuel de 1'Académie des Beaux-Arts), qui vivait encore à l'époque ou j'écrivais ce livre, en (1881), nous répondit, sur notre demande, à propos de cette toile, qu'il avait été fort contrarié au moment il composait son tableau, de ne connaître personne qui pût le renseigner sur les costumes des Arméniens.

La perte d'Ayas fut une blessure fatale pour le royaume d'Arménie; jusqu'aux dernières années de ce royaume, nos princes firent tout leur possible pour recouvrer cette ville. Le roi ou les seigneurs, envoyèrent en 1367, une ambassade à Pierre I er, roi de Chypre; les ambassadeurs s'étaient même donné rendez-vous à Ayas pour en reprendre la forteresse. Voici ce que dit à ce propos le biographe du roi de Chypre:

Alayas est un chastiaus

Qui est fors et puissans et biaus.

Ville y a et siet sour la mer;

Et si vous vueil bien affermer

Qu'ads Ermins a fait maint ahan.

C'est l'eritage dou Soudan,

Et si est assis en la marche

D'Ermenie, et aux Ermins marche.

Pierre se rendit à Ayas avec des vaisseaux. Ayant aperçu sur les côtes d'Arménie cinq mille cavaliers et un grand nombre de fantassins du sultan, il se jeta sur eux intrépidement, et les poursuivit. L'ennemi se retrancha dans les rochers et il commença à faire subir des pertes sérieuses aux cavaliers du roi de Chypre; celui-ci donna l'ordre de descendre de cheval et d'assaillir à pied l'ennemi, qui fut taillé en pièces. Pierre marcha contre le château d'Ayas qui lui opposa une résistance acharnée. (p. 470- Monnaie de Pierre I er, roi de Chypre, au nom des Arméniens) Comme ses troupes étaient exténuées, que les provisions manquaient, que l'hiver approchait et que les Arméniens n'arrivaient pas, Pierre ne resta que huit jours, et après avoir pillé la ville d'Ayas, il s'en revint dans ses Etats. Les Vénitiens et les Génois l'engagèrent alors à conclure la paix. Pierre exigea des Egyptiens les frais de son expédition à Ayas et à Tripoli, en 1368. Son successeur, Pierre II, parvint, paraît-il, au bout de dix ans, à se rendre maître d'Ayas au nom des Arméniens et des chrétiens; car, sur la tombe de son secrétaire, Philippe de Maizières (que Léon, le dernier roi des Arméniens, fit son exécuteur testamentaire), dans l'église des Célestins, il fut inhumé, on avait tracé cette inscription: «Print par bataille et à ses frais les cités d'Alexandrie en Egypte, Tripoli en Surie, Layas en Arménie, Sathalie en Turquie, etc». Mais n'y a-t-il pas ici confusion entre les actes de Pierre II et ceux de Pierre I er ?

C'est le dernier souvenir se rattachant à Ayas, ville chrétienne. Sa renommée, égale à celle des anciennes et des plus célèbres villes maritimes d'Orient, se perpétua bien longtemps encore dans la mémoire et l'imagination des occidentaux. Le premier prosateur des Italiens Boccaccio, contemporain de nos derniers rois, (il naquit en 1318 et mourut en 1365), s'est plu à faire venir d'Ayas deux de ses héros. Il raconte qu'un enfant, appelé Thoros (Théodore), jeune captif amené par les Génois qui le croyaient turc, avait été vendu au Sicilien Amerigo qui le fit baptiser et nommer Pierre. Devenu jeune homme, Thoros se prit de passion pour la fille de son maître, Violante; Amerigo voulut alors le faire mettre à mort. Mais les Ambassadeurs du Roi d'Arménie, qui se rendaient à Rome, passèrent par la ville de Trapani en Sicile. L'un d'eux, nommé Fineo, reconnut dans Thoros son fils, le délivra et, avec le consentement d'Amerigo, lui fit épouser Violante, et «montati in galea, seco ne menò a Layazzo, dove con riposo e con pace de'due amanti, quanto la vita loro dur ò, dimorarono» [2] . Les commentateurs de Boccace pensent que le fond de cette histoire est véridique, toutefois, le temps indiqué par l'auteur ne correspond pas avec l'époque eut lieu cette ambassade. Boccaccio dit que cette aventure arriva sous le règne de Guillaume-le-Débonnaire, roi de Sicile; or Ayas n'existait pas encore en ce temps-là.

Dans un autre conte, Boccace raconte les aventures de Melisse, jeune homme noble, «della Città di Lajazzo, onde egli era e dove egli abitava», qui dépensait beaucoup et donnait de grands festins à ses convives, mais qui, n'étant pas aimé dans cette ville, se rendit à Jérusalem pour consulter Salomon(!) qui lui dit: «Aie de l'amour!» car il ne faisait pas ses grandes dépenses par amour mais par ostentation.

Philippe de Maizières, dont nous venons de parler, qui était en même temps écrivain, cite dans son Songe du Vieil Pèlerin: «La grant cité de Leas en Arménie». Arioste, fait aussi promener ses héros à Ayas et dit pour Aquilante:

A Tortosa de Tripoli, e alla Lizza

E al golfo di Lajazzo il camin drizza.

Son héros revenant avec d'autres compagnons, parle des deux forteresses qui gardaient le port:

 

Nel Golfo di Lajazzo in ver Soria

Sopra una gran città si trovô sorto,

E vicino al lito, che scopria

L'uno e l'altro castel che serra il porto.

Nous n'avons pas à citer les autres pensées bizarres du poète qui dit aussi que, certaines femmes de la ville faisaient une espèce de chasse aux hommes, en se promenant sur les côtes qui avoisinent la cité.

Un des pères de la poésie anglaise, contemporain aussi de nos derniers rois, Chancer, (1328-1400) qui, probablement, avait vu Léon V à Londres, fait aller son héros «Black Knigkt» à Ayas et à Attalie; «At Leyes was he and at Satalie».

Nous avons rapporté toutes ces citations pour mieux montrer la renommée dont jouissait Ayas; son nom fut même défiguré et écrit de diverses manières. Ainsi, on disait: en latin, Lajacium, Ajacium, Glacia, Layaz, Alleas; en italien, Ajazzo et plus souvent Lajazzo, et même Lagiazza ou La-Giazza, ou simplement Giazza, Lajaza ou La Jaza, Lajozo, Jazza, La Glaza; en français et en anglais: Layas, Leyas, Leas, Leyes, etc. Ayas n'était pas seulement un port réservé au commerce, mais toutes les classes de la société devaient s'y donner rendez-vons et les voyageurs devaient y affluer autant que les marchands.

Un des plus célèbres parmi ceux qui ont visité Ayas, fut le philosophe Raymondo Lullio, génie bizarre, qui voulait soumettre les infidèles, non par les armes, mais par des arguments théologiques. Il fut lapidé en Tunisie, en 1325. Ce philosophe était venu à Ayas au commencement de l'année 1301; il avait été informé que Ghazan-khan approchait et c'est alors qu'il écrivit son livre: «De iis qu æ homo de Deo debet credere». Mais la rigueur de la saison et les embarras politiques des Arméniens le forcèrent de s'éloigner.

Un de nos derniers auteurs et peut-être le dernier de nos historiographes d'Ayas, parle de cette ville mais en mêlant les faits anciens avec les récents. Nous voulons nommer Jacques de Crimée qui écrivait au milieu du XV e siècle. Il dit dans son Commentaire du calandrier arménien: «Un géant, nommé Héracle, après avoir sillonné tout l'Océan, trouva une petite rivière qui, coulant comme un fleuve du côté de l'occident, arrivait jusqu'à Ayas et coulait dans les environs de la ville jusqu'à Ephèse et à Nicée, d'où elle se détournait» et se partagait en deux, etc!».

Un siècle après les derniers événements survenus à Ayas, c'est-à-dire après l'arrivée de Pierre I er, en 1367, Chah-Souar le Zulkadrien, s'empara, entre autres villes et forteresses, de «la ville maritime d'Ayas», ainsi que le rapporte notre dernier chroniqueur arménien de cette ville. Quelques années après, en 1473, les Vénitiens, alliés avec les Karamans et les Persans et d'autres peuples du littoral de la Cilicie, se rendirent maîtres encore une fois d'Ayas. De Lucca da Molin, l'un des chefs de leur flotte, écrit, en parlant de la prise du fort de Sigue, qu'ils transportèrent à Ayas 150 Janissaires de la garnison. Mais enfin les Turcs victorieux des Persans, envahirent la Cilicie, et s'emparèrent aussi d'Ayas. Le général Ali-Pacha beglerbeg de la Roumélie, en fit reconstruire le fort, q'un autre général, paraît-il, avait détruit dans une guerre contre les Karamans.

Dans les Archives de Venise et les décrets du Sénat, Ayas est qualifiée encore, dans la première moitié du XVI e siècle, comme une ville et un port très-fréquentés: «Quelli che condurranno robbe in questa nostra città di la Soria, intendendo da La Yaza, Zaffo, fino a Gazara inclusa, etc. » [3] .

En 1510, le Sultan d'Egypte écrivait à Louis XII, Roi de France, pour se plaindre des chevaliers de Rhodes (ou de Jérusalem), qui avaient assailli ses marins et les marchands qu'il avait envoyés au Golfe d'Ayas pour prendre du bois. Il lui disait que les Chevaliers les avaient massacrés et volés, et que, par représailles, il avait ordonné de dépouiller tous les chrétiens d'Egypte et de leur causer un préjudice de 500 mille ducats et qu'il voulait encore détruire les couvents de Jérusalem et le Saint Sépulcre, mais que, cédant aux instances du consul, il attendrait l'arrivée de l'ambassadeur pour s'entendre avec lui.

Le Sultan Suléiman, qui reprit ces contrées après 1522, voulut achever la reconstruction d'Ayas: il fit élever une tour octogonale à l'ouest de la ville, au bord de la mer. On voit encore sur cette tour une inscription arabe inachevée:

امر بعمارة هذه القلعة التصقة السلطان

... سليمان بن السلطان سليم خان سنت ثلا

 

Quand Ayas fut au pouvoir du vaste empire ottoman, elle eut le sort des autres villes maritimes: elle se dépeupla et tomba peu à peu en ruines; elle prit bientôt l'aspect désolé de ses compagnes et chaque année elle perdit un peu de ce qui lui restait de sa beauté.

Comme Ayas était propriété immédiate de la couronne, on ne parle point de ses seigneurs ou de ses princes. On cite parmi ses habitants, un certain Nicolas qui, en 1274, était propriétaire d'une maison qui servait d'habitation à plusieurs marchands g ê nois; on cite encore un Edouard d'Ayas qui, en 1311, fut ambassadeur d'Ochine à Chypre. On dit aussi qu'en 1310, il y avait à Ayas le palais d'un certain Jean, surnommé de Spagu, qui paraît-être un des Européens qui s'y étaient établis. On raconte qu'après la longue captivité du roi de Chypre, Henri II, en Arménie, lorsque son frère, l'usurpateur Amaury eut été tué et que les Arméniens eurent consenti à remettre en liberté le roi captif, on mit pour condition que Zabloun, sœur d'Ochine, roi d'Arménie, et veuve d'Amaury, se rendrait à Ayas et qu'elle habiterait le palais de Spagu, jusqu'à ce que le roi Henri II fût sorti du port. Ce qui fut exécuté en effet et, bien que quelques mauvaises gens eussent tramé un complot contre Henri, celui-ci ne leur laissa pas le temps de l'exécuter, car il s'embarqua à la hâte et s'éloigna d'Ayas.

Avec Zabloun, cette fière fille de Léon II, nous citerons la généreuse et bienfaisante Fimi, l'épouse de Vahram; c'est elle qui vers la fin du XIII e siècle ou au commencement du XIV e, écrivit de sa propre main, à la fin de 1'Evangéliaire de Lambroun, après la prise de cette localité et lorsqu'on emporta ce saint livre à Ayas: «Moi, Fimi, j'ai acheté ce saint évangile par amour pour Jésus-Christ, en souvenir de mon âme et de celle de mes parents». Après cette phrase, elle souhaite qu'on se souvienne dans les prières, de sa mère Rhipsimé.

Joseph Tebrig, (le petit clerc), qui avait copié ce livre, ajoute, avec la permission de la princesse: «Ce dernier mémorial a été écrit... par ordre de notre maître, Monseigneur Siméon.... Les prêtres qui se trouvent ici sont, Vassil et Etienne ».

Siméon était évidemment l'évêque de la ville et du diocèse d'Ayas. Cette ville avait compté bien d'autres évêques, au temps de sa splendeur, parmi lesquels: Jean, qui assista en 1307 au concile de Sis, et un autre Jean, en 1342, qui fut le contemporain du catholicos Mekhitar. Cette dernière date vient confirmer ce que nous avons avancé plus haut, que, cette année-là, Ayas appartenait encore aux Arméniens. Longtemps après, vers la fin du XVI e siècle, en 1584, on trouve le nom d'un autre évêque d'Ayas parmi ceux des prélats qui signèrent une lettre adressée au pape par le catholicos Azaria.

Voilà tout ce que j'ai pu trouver sur la glorieuse et riche ville d'Ayas.


[1] Le compilateur d'annales, le Docteur Malachias, transcrivant ce même fait deux fois, d'après d'autres auteurs, et le rapportant à la date de 1340, a pu faire supposer qu'Ayas avait été reprise une deuxième fois. Mais il se trompe et confond la date de la prise d'Ayas arrivée réellement en 1337.

[2] Boccaccio, IV, 7.

[3] Cottimo di Damasco, anno 1522.